Il faisait plutôt frais, en cette matinée de transition entre la saison des feuilles mortes et la saison des feuilles nouvelles. En pleine cueillette matinale de quelques pousses de pavot non loin du camp, Nuage des Abysses se surprit à avoir froid malgré sa fourrure épaisse et bien fournie. Sa nuit blanche y était sans doute pour quelque chose également dans sa faible résistance au climat frais du jour. L'apprentie guérisseuse essayait donc d'optimiser son temps afin de vite retourner au camp, au chaud. D'un regard que l'on pouvait qualifier d'assuré, elle repéra de nouveaux plants de pavot, peu nombreux car ce n'était pas tout à fait la saison. D'un coup de griffe rapide et minutieux, elle les coupa à la base de la tige puis les prit dans sa gueule. Normalement, elle en avait pris assez, et comme Doux Nuage était actuellement absent du camp car parti à la recherche d'une plante bien plus complexe à dénicher que celle de son apprentie, il valait mieux qu'elle reste proche du camp et y rentre dès qu'elle n'avait plus besoin d'être à l'extérieur. Au cas où.

En arrivant à l'entrée, Nuage des Abysses ralentit pour laisser sortir une patrouille, non sans baisser la tête face au groupe de félins qui partait. Ça faisait un peu trop de paires d'yeux qu'il fallait qu'elle soutienne et de personnes à saluer, là. Elle se dépêcha ensuite de rentrer dans la tanière du guérisseur pour y déposer le fruit de sa cueillette à sa place, là où le pavot devait être rangé. En parlant de rangement... C'était son autre tâche du jour. Doux Nuage lui avait demandé de ranger la réserve, pour jeter les plantes fanées et réarranger un peu les tas qui étaient en désordre. Nuage des Abysses plaidait coupable, c'était elle qui avait tout mis sens dessus dessous en voulant faire sortir un bourdon qui l'avait approchée d'un peu trop près. Il était donc temps qu'elle nettoie son bazar !

La féline au pelage sombre parsemé de poils clairs se mit donc au travail. Elle avait pour objectif que tout soit rangé au retour de son mentor, et elle allait s'y tenir ! Même s'il ne lui ferait aucune remarque si elle n'avait pas terminé sa tâche lorsqu'il rentrerait, pour elle, il était hors de question que toutes ces plantes éparpillées ne le restent plus longtemps. Ni une ni deux, elle commença à faire un premier tas pour les plantes qui servaient à traiter les blessures, un autre pour les maladies bénignes, mais aussi pour traiter le mal vert et le mal blanc, très présents en cette saison. Enfin, le dernier tas de feuilles et de pousses était celui qui servait surtout aux reines, lors de leur mise à bas et des premières lunes de leurs chatons.

Ensuite, Nuage des Abysses prit chaque plante entre ses griffes et dès qu'elle en replaçait une, elle essayait de se remémorer l'intégralité de ses propriétés et son emplacement, car c'était important. L'apprentie savait qu'à son âge, elle devait maintenant être irréprochable à ce sujet.

Un bruit de pas attira alors son attention, et elle entendit une voix, à l'entrée, héler le nom de son mentor. Nuage des Abysses déposa la plante qu'elle tenait au sol et se rendit à la rencontre du félin qui venait d'interpeler Doux Nuage. Elle se retrouva alors face à une guerrière qu'elle connaissait de vue pour l'avoir déjà observée plusieurs fois dans le camp, mais qu'elle n'avait jamais approchée. Si sa mémoire était bonne, elle s'appelait Aigle Vif. Une combattante au pelage singulier, fort belle malgré l'épaisse cicatrice qui couvrait une partie de son corps.

- Doux Nuage n'est pas ici, miaula la jeune apprentie guérisseuse en plantant ses grandes prunelles bleues dans celles de sa camarade. Puis-je faire quelque chose pour toi ?

Nuage des Abysses était pratiquement capable de tout faire, tant qu'il ne s'agissait pas d'assurer seule une mise à bas ou encore de traiter des blessures ou un mal trop graves. Ce qui, heureusement, ne semblait pas être le cas de son interlocutrice.

Bien que Nuage des Abysses n'ait jamais été très douée pour interpréter les émotions, même lorsqu'elle était chaton, il lui suffit d'un seul coup d'oeil sur la guerrière qui s'avança légèrement dans la pénombre de la tanière pour comprendre que quelque chose n'allait pas. Aigle Vif était murée dans un silence encore plus silencieux que celui de l'apprentie guérisseuse au naturel, et de ses prunelles émanait un éclat d'une profonde tristesse, ce genre de tristesse qui provoque une douleur au coeur de celui qui s'en aperçoit. Nuages des Abysses n'y fit pas exception, bien qu'elle ignora ce pincement. Elle ne savait pas ce que c'était, ni comment elle devait le traduire. Mais surtout, la guerrière vétérane avait besoin d'elle. Là. Maintenant. Tout de suite.

Allez, même si Doux Nuage n'est pas là, tu sais très bien te débrouiller maintenant. Se souffla-t-elle mentalement pour se rassurer.

Aigle Vif lui indiqua de la pointe de sa queue une vilaine entaille sur la joue droite, qui bien qu'elle semblait bénigne au premier coup d'oeil, s'avéra plus profonde et inquiétante une fois que la jeune apprentie s'était rapprochée de la guerrière pour bien examiner la blessure.

- Assieds-toi ici, intima-t-elle à la grande féline Nuageuse, je reviens.

Nuage des Abysses se précipita vers la réserve qu'elle avait commencé à ranger pour y dénicher tout ce dont elle allait avoir besoin pour soigner cette vilaine entaille. Elle attrapa des toiles d'araignées, qui lui serviraient à fermer la blessure, et prit des feuilles de soucis et quelques gerbes d'or pour désinfecter puis appliquer un cataplasme qui aiderait la plaie à mieux cicatriser. L'apprentie savait cependant qu'elle aurait beau faire de son mieux pour soigner Aigle Vif, elle en garderait une cicatrice.

La jeune féline noire et argent se plaça à côté de la guerrière et commença ses soins.

- Je vais appliquer du jus de feuilles de souci pour désinfecter ta blessure. Cela risque de piquer un peu.

Elle broya délicatement les feuilles et plusieurs gouttes coulèrent sur la plaie. Tandis qu'elle s'appliquait pour la désinfecter au mieux, Nuage des Abysses essaya de changer les idées de sa patiente, comme son mentor lui avait appris à le faire.

- Dis moi, qui t'a infligé cette blessure ?

Enfin, changer les idées... Elle tentait déjà d'établir une conversation et d'en savoir plus sur l'origine de cette entaille, même si en l'observant, l'apprentie avait pu deviner qu'elle ne venait pas d'un prédateur. Pas comme la grande estafilade que portait la combattante sur son flanc gauche. Nuage des Abysses ne savait pas vraiment orienter les pensées de ses camarades vers des pensées joyeuses pendant qu'elle les soignait, c'était quelque chose qu'elle ne maîtrisait pas encore, et qui rendait souvent bougons les guerriers qu'elle aidait. Doux Nuage, lui, savait toujours comment s'y prendre, et la jeune féline se demandait si elle arriverait un jour à être comme lui. Gentille, douce. Mais surtout expressive.

Aigle Vif était bien trop silencieuse au goût de Nuage des Abysses. La jeune apprentie avait beau essayer de faire de son mieux en appliquant tout ce que lui avait appris son mentor en ce qui concernait la conversation et le changement d'idées, elle n'en menait pas large, et finit même par se sentir très mal à l'aise face à cette grande guerrière assurée qui, contrairement à elle, était appréciée par tous dans le Clan. La féline noire et argent la vit grimacer lorsqu'une fois qu'elle eut fini de désinfecter la blessure de la guerrière, elle passa à la pose du cataplasme de gerbe d'or qu'elle avait mâchouillé suite à la question qu'elle avait posée à Aigle Vif.

D'ordinaire, n'importe quel chat obligé de mâcher une herbe pour soigner en trouvait le goût souvent très désagréable, ce qui conduisait à des grimaces plutôt iconiques. Nuage des Abysses avait pu en observer une sur le visage de Doux Nuage, une fois. C'était d'ailleurs un souvenir plutôt amusant. Elle, tous ces goûts de plantes parfois âpres, amers ou désagréables, cela ne lui posait pas problème. Et même si c'était le cas, avec son visage impassible en toutes circonstances, cela passerait inaperçu.

Soudainement, Aigle Vif s'arrangea pour faciliter le travail de l'apprentie, ce qui étonna la féline sombre, et elle répondit enfin à sa question.

- Un solitaire que j'ai chassé du territoire. Il n'avait pas envie de bouger, on en est venu aux griffes.

Nuage des Abysses avait donc vu juste, c'était bien un félin étranger qui avait attaqué Aigle Vif, qui plus est un solitaire. L'apprentie guérisseuse était bien contente qu'il ait été chassé du territoire. Comme ça, si elle sortait pour aller faire une de ses cueillettes quotidiennes, elle était quasiment certaine de ne pas tomber dessus. Elle n'avait d'ailleurs jamais croisé de solitaire de sa vie, ou de chat domestique. Elle se demandait bien à quoi ces derniers pouvaient ressembler, vu qu'elle n'avait d'eux que les récits qu'on lui en avait fait. Les solitaires étaient des chats sans foi ni loi, n'appartenant à aucun Clan, certains avaient même quitté le leur et abandonné lâchement leurs camarades. Les domestiques, eux, étaient des grands flemmards, vivant dans l'opulence, et nourris plus qu'il ne le fallait par leurs Bipèdes. Peut-être qu'un jour, l'apprentie pourrait vérifier la véracité complète de tous les dires qui lui étaient parvenus.

- Je vois. Même si tu l'as vaincu, il t'a quand même laissé une vilaine entaille, miaula la féline aux yeux bleus.

Enfin, ce n'était pas les premières "cicatrices de guerre" d'Aigle Vif. Nuage des Abysses se doutait que la combattante en avait vu d'autres, et ce même avant sa naissance.

- Je vais maintenant te poser les toiles d'araignées pour compléter le soin et éviter que ta plaie ne reste à l'air libre pour le moment. Surtout, ne bouge pas. Ça ne prendra que quelques instants.

Délicatement, l'apprentie apposa ses toiles sur la joue blessée de la guerrière, avec une douceur et une précision extrêmes. Elle veilla à ce que toute l'entaille soit bien recouverte, et une fois son travail achevé, elle se recula légèrement.

- Voilà, j'ai terminé. Même si cette plaie est bien soignée, tu en garderas tout de même une cicatrice.

Nuage des Abysses marqua une pause quelques instants. Aigle Vif avait toujours l'air triste. Elle savait que cela ne la regardait pas, mais c'était son travail d'apprentie guérisseuse de questionner les guerriers tourmentés. Le moral était toujours très important, parfois bien plus que les blessures physiques.

- Je sais que ça ne me regarde aucunement, commença-t-elle, mais je me dois de te le demander. Tu as l'air bien tourmentée, Aigle Vif. Quelque chose te tracasse ?