Sûrement, c'était une nouvelle qui ébranlerait pour encore longtemps leur Clan.
Accalmie des Esprits, le fier lieutenant, n'était plus. C'était sa compagne, Valse Eternelle, qui était venue les prévenir, secouée par la mort qu'elle avait apparemment vu de ses propres yeux. Un solitaire, avait dit la guerrière, les avait attaqué, et Accalmie des Esprits, n'écoutant que son courage, s'était sacrifié.

A dire vrai, Fleur de Ronces n'avait jamais vraiment été proche du lieutenant. Sans aucun doute, il avait été un chat respectable ; et puis après tout, n'avait-il pas été nommé second de leur chef... Rien que pour cela, le guerrier supposait qu'on ne pouvait vraiment lui manquer de respect ; ç'aurait été stupide.
Mais du reste, il était assez indifférent envers lui. Accalmie des Esprits n'avait été qu'un chat de plus qui, lorsqu'il s'approchait, effectuait un pas de côté pour ne pas être contaminé par sa maladie qui décolorait son pelage jadis d'ébène. Sans doute le temps aurait-il pu changer cela ; le mystère resterait entier, puisque le lieutenant était mort.

Son corps reposait dans la clairière, arrangé de telle sorte que si l'on n'y prêtait pas attention, il paraisse endormi. Fleur de Ronces le scrutait d'un oeil placide, mais l'esprit alerte.
Une attaque par un solitaire... Encore. Il leur fallait s'organiser pour contrer cette menace... Les solitaires devenaient, semblait-il, de plus en plus aventureux.
Alors quoi, tu parles comme si tu étais lieutenant !
Le guerrier s'ébroua. Non, il était simplement inquiet. Il ne serait pas lieutenant ; nul apprenti ne lui avait jamais été attribué, et à dire vrai Fleur de Ronces manquait de cette expérience qui ferait de lui un bon meneur. Déjà qu'il avait du mal à tenir une discussion avec sa propre famille... ! Alors un Clan en entier, hein...
Cependant, un chat capable de venir à bout d'un lieutenant, quelque soit la trempe de ce dernier, cela avait de quoi alerter. Valse Eternelle avait été avare de mots pour décrire le coupable - mais cela était justifiable. La guerrière devait être folle de chagrin. Loin de lui l'idée d'aller maintenant la quémander, et exiger des réponses ; on aurait tôt fait de l'envoyer bouler.
Fleur de Ronces était peut-être gauche lorsqu'il s'agissait des affaires de famille, mais sa mère avait tâché de lui enseigner les bonnes manières.

Son regard parcourut le camp. Valse Eternelle, d'ailleurs, où était-elle ? Tout compagnon qui se respectait se serait épanché sur le corps de son défunt bien-aimé, mais elle était absente...
Ah, non, la voilà, avec ses parents. Une discussion se tenait entre les trois félins ; et si l'air de la guerrière avait quelque chose à leur dire, c'était bien qu'elle n'était pas spécialement agréable.
Fleur de Ronces piétina le sol de ses pattes, incapable de détourner le regard du spectacle qui s'offrait à lui. Il n'avait pu profiter longtemps de ses parents ; le Clan des Etoiles avait jugé bon de les appeler à lui (ainsi va la vie), et ainsi il n'était que peu concerné par l'étiquette des relations familiales, surtout celles parentales.
Mais nul besoin d'être un expert pour louper l'air blessé qu'affectait Valse Eternelle. Il se sentit concerné malgré lui. Ce n'était un secret pour personne que les parents de la guerrière affectionnaient particulièrement Accalmie des Esprits ; peut-être plus que leur fille, même. Il n'aurait pas été impossible que, mus par leurs chagrins, ils ne la blâment d'une manière ou d'une autre pour la mort du regretté lieutenant.
La colère, souvent, avait raison de la, eh bien, raison, de Fleur de Ronces ; c'est pour cela qu'il reconnaissait qu'elle n'était pas la meilleur manière de résoudre des conflits. Surtout pas, en plus de ça, en temps de deuil. Devait-il risquer son pelage maudit et aller les séparer... ?

Mais non ; les deux félins, ayant apparemment dit ce qu'ils avaient à dire, s'en allèrent rejoindre le compagnon de leur fille, laissant cette dernière seule, comme sonnée. D'autres prirent leur place ; Fleur de Ronces les vit, contris, alors qu'ils ensevelissaient Valse Eternelle sous des condoléances.
Assez était assez ; le guerrier mit ses pattes à contribution, et décida de se rapprocher de la nuée que cet étrange cortège formait, déterminé à y mettre un terme. Leur deuil ne serait évidemment pas le même ; mais comme guerrier ayant fait face à la mort de ses deux parents, il savait plus que quiconque que des fois, des paroles bien intentionnées faisaient plus mal que la pire des insultes.

Il n'eut pas le temps de réellement s'approcher de la clairière, cependant ; en ayant eu assez, Valse Eternelle s'arrachait aux autres, les yeux fermés, et lui fonça dessus, dans un comique de situation qui ne fit rire personne. La guerrière recula d'un pas, revenue à ses esprits, et miaula :

- Pardon..! Vraiment, je m'excuse!...

Elle recula encore plus, précipitamment, comme si son simple toucher lui avait transmis le mal vert. Fleur de Ronces essaya de ne pas s'en vexer ; après tout, lui-même n'était pas le plus tactile des félins de la forêt.
Valse Eternelle paraissait considérer qui elle avait bousculé. Il ne sut pas si c'était une bonne chose. Comme avec Accalmie des Esprits, il ne lui avait que peu parlé. Elle avait un air bon enfant, une petite taille, et un pelage qui comme le sien était pour le mien atypique. Pour peu qu'il ait vu d'elle, Valse Eternelle était bonne guerrière, bonne chasseuse, et fort sympathique de sûrcroit. Pas étonnant qu'Accalmie des Esprits s'en soit, du jour au lendemain, entichée. Quitte à passer sa vie avec quelqu'un, autant que ce dernier soit agréable...

- F..Fleur de Ronces... excuse moi.. vraiment.

Elle bredouillait, la pauvre, alors que la faute lui revenait. Ce n'était pas lui qui était en deuil ; il aurait pu faire un pas de côté, si seulement il n'avait pas été dans la lune...
Un silence s'installa. La petite chatte parut hésiter, hésiter encore, cherchant sans doute à combler le blanc persistant, par politesse sans doute.

- Je.. ne t'ai pas fait mal, au moins..?

En d'autres temps, la question l'aurait fait sourire. Fleur des Ronces n'était pas spécialement massif, mais Valse Eternelle ne pouvait pas se targuer d'avoir un physique fort imposant.
Il ne lui dit pas ça. La taquiner ainsi alors qu'ils se connaissaient à peine... Non, vraiment, mieux valait fermer son clapet.

- Pas du tout, Valse Eternelle. C'est à moi d'être désolé ; si j'avais été plus attentif, je t'aurais évité cette collision...

Que dire, que dire... Il ne pouvait la laisser là. Qui sait comment cela serait perçu ! Et puis, elle avait la conversation agréable.
Elle avait la conversation agréable, alors qu'elle faisait le deuil de son compagnon... Franchement, on avait connu plus charmeur. Idiot, va.
D'un geste du menton - car ne pouvant se résoudre à un autre geste -, Fleur de Ronces désigna largement la clairière, et ajouta :

- J'imagine que tu auras à supporter mes condoléances également, quand bien même je ne connaissais pas Accalmie des Esprits personnellement...

Valse Eternelle parut proche de la crise de nerfs, à moins que ce ne soit l'apoplexie qui la guettait.
Idiot ! Alors même qu'il en avait conclu, quelques minutes plus tôt, que les paroles désolées ne faisaient qu'empirer les choses ! Il fallait rectifier le tir, coûte que coûte.

- Tes parents, commença le guerrier, incertain. N'écoute pas la moindre bêtise de ce qu'ils t'ont dit. Ils sont en deuil ; dans quelques lunes, ils seront désolés... Enfin, j'espère.

Non, cela n'allait pas. Il fallait se taire, et pourquoi pas ne plus jamais parler. C'était pour ça qu'il ne s'entendait pas avec sa famille. Ce n'était pas le moment d'affliger une de ses camarades de Clan avec ça.
Etirant ses babines en un sourire douloureux, qui sans nul doute lui donna un air absolument terrible, Fleur de Ronces convint avec lui-même de laisser Valse Eternelle mener la conversation. C'était le mieux pour limiter la casse... Si tant est qu'il reste quelque chose à casser ; car au vu de l'air de la guerrière, il avait commis de multiples faux pas.
Quelque part au Clan des Etoiles, sa mère eut un soupir résigné. Il s'excusa auprès d'elle silencieusement, et maintint ce dernier dans la vie réelle, douloureusement conscient de la situation gênante dans laquelle ils étaient maintenant plongés.

Les yeux de Valse Eternelle, comble de l'horreur, s'emplirent de larmes. Une espèce de bagarre tenace entre elle et elle-même paraissait se dérouler dans son esprit ; sans nul doute réfléchissait-elle à la meilleure manière de le rabrouer, entre deux sanglots déchirants...

- C-c'est l'émotion.. excuse-moi!

Fleur de Ronces cligna des yeux. Elle s'excusait... Encore ! Elle paraissait ne rien pouvoir dire d'autre, toujours ces mots à la bouche, ''excuse-moi'', ''pardonne-moi'', et le guerrier ne savait pas si c'était la sincérité qui parlait, ou bien autre chose. Un chat magnanime, oh, bien sûr, cela existait ; mais Valse Eternelle, justement, paraissait craindre l'existence elle-même. Elle se recroquevillait contre tout, même contre un camarade, alors même que c'était ce dernier qui avait faussé.
Il se sentait confus, comme si rien ne collait vraiment.
Non, pas ''comme si''. Rien ne collait, à dire vrai. Son chagrin n'avait pas l'air d'avoir été causé par la mort de son compagnon. Plutôt une accumulation... De petites choses. Qu'avait-elle marmonné, si discrètement que ses oreilles ne l'avaient capté que bien après qu'il ait ouvert la bouche... ? "De ce qu'on raconte, c'était vraiment un félin exceptionnel''.
De ce qu'on raconte. Comment ça, de ce qu'on raconte ?

Il n'était pas spécialement vif d'esprit. Il était d'une intelligence simple, de la même manière que ses camarades. S'il en venait le besoin, bien évidemment, Fleur de Ronces savait réfléchir, de cette manière qu'ont les chats de tourner et retourner un problème dans tous les sens, jusqu'à dégotter une solution.
Mais pas besoin d'être vif, ou d'une sensibilité exacerbée, pour envoyer valdinguer une réalité passée qui ne collait pas avec celle du présent. Alors quoi—

- M..mes parents... pensaient chaque mot de ce qu'ils disaient. Avant même le décès d'Accalmie.. des Esprits, j'avais le droit aux mêmes paroles...

Le miaulement tremblant de Valse Eternelle mit un coup d'arrêt à ses pensées qui allaient bon train. Fleur des Ronces, horrifié, ne put qu'encaisser cette phrase ainsi dite par sa camarade.
Ses parents, paix à leurs âmes, et puisse le Clan des Etoiles leur offrir le repos éternel, avaient été vieux, certes, morts rapidement, bien entendu ; et sans aucun doute que sa naissance inopinée avait contribué, d'une manière ou d'une autre, à la mort prématurée de sa mère. Le corps abimé par la vie d'une guerrière, jamais ne devrait subir ce calvaire qu'était donner naissance.
Mais pour autant, elle l'avait aimé, et jamais elle n'avait eu pour lui une seule parole déplacée. Fleur de Vanille avait pris sa naissance comme un cadeau, comme un miracle des Etoiles, même. La seule tache de cette famille à l'apparence idyllique, c'était Fleur des Sables, qui n'avaient de mots doux que pour lui-même.
Imaginer que des parents puissent ainsi traiter leur enfant, et régulièrement... Même sa nièce n'avait eu "que" à faire avec l'indifférence de son père ; du reste, il la laissait tranquille, et la réciproque s'appliquait.

Elle baissait la tête, Valse Eternelle, prenant sans doute son silence stupéfait pour un de condamnation.

- Je suis tellement désolé... je sais pas ce qui me prends, tu dois me trouver vraiment bête... Je.. je vais pas te retenir plus longtemps, je dois bien t'ennuyer...

Elle esquissa comme une intention, celle de s'en aller, et qu'il soit damné s'il la laissait seule maintenant ; une horde l'attendait, pour encore plus l'accable de condoléances qu'elle ne supportait visiblement pas, plus. Sa grande famille, son Clan, pensait bien faire, mais leurs ancêtres savaient bien à quel point ils pouvaient être envahissants.
Il avait fauté, mais ceci, il pouvait faire bien.

Sa réaction précédente l'empêcha de la stopper par le toucher ; aussi dut-il user de sa voix, celle-là même qui souvent, ces derniers temps, le trahissait :

- Je t'en prie, Valse Eternelle, reste un peu de temps avec moi.

Fleur de Ronces désigna un coin ombragé de la clairière, vide de toute présence, mais depuis lequel on pouvait s'apercevoir des moindres faits et gestes de chacun. Un emplacement de choix pour qui voulait rester tranquille sans être invisible.

- Ici, nous serons seuls. Je n'ai pas spécialement envie que tu restes avec toi-même actuellement...

Non, c'était une mauvaise formulation. On aurait dit qu'il l'accusait de ne pouvoir être responsable d'elle-même.
Mais à dire vrai, ses paroles avaient trahi (tiens donc !) ses pensées ; il ne pensait pas qu'elle soit capable de supporter la solitude que lui apporterait la veillée. Car elle ne le serait pas totalement, seule ; ses parents étaient apparemment bien partis pour passer la nuit affalés de moitié sur le corps d'Accalmie des Esprits, et elle serait avec eux.
Non ; seule, elle le serait, mais d'une manière bien différente. Se proposer pour la veillée était insultant, pour lui qui n'avait pas connu intimement le lieutenant ; mais Fleur de Ronces était tout de même prêt à prêter un peu de sa personne pour rendre les heures précédents la nuit un peu moins mornes.

Allant vers le coin de la clairière, le guerrier s'efforça de ne pas regarder si Valse Eternelle le suivait. Il voulait qu'elle fasse son propre choix, sans se sentir obligée de l'accompagner. S'il était seul, eh bien, il en serait quitte à une bonne sieste ; personne n'irait en patrouille aujourd'hui, pas après la découverte de la mort d'Accalmie des Esprits.

- Cet endroit, annonça-t-il en espérant que l'espièglerie de sa voix poindrait assez pour détendre quelque peu Valse Eternelle, est parfait pour nous qui souhaitons être seuls, sans pour autant totalement nous isoler. S'y mettre quand vient la saison chaude est un vrai plaisir...

Il renifla, soulignant sa blague douteuse.

- Une simple suggestion... Nous partagerons l'endroit quand les températures seront plus confortables, si tu le souhaites.

Pétrissant le sol de ses pattes, Fleur de Ronces s'affala dans la poussière, offrant un léger sourire à la guerrière, où qu'elle soit.
Il s'efforça de ranger ses inquiétudes et ses questions dans un coin de son esprit. Là n'était pas le temps de s'interroger, et de l'interroger elle. Cela suivrait, un jour. Une autre conversation, pour un autre temps.
Mets la en confiance, de n'importe quelle façon. Et c'était bien ce qu'il comptait faire.

C'était un étrange jeu du chat et de la souris qui s'engageait entre Valse Eternelle et sa mère, Fleur de Lilas. Le guerrier avait été surpris, mais agréablement, que sa camarade ne se décide à le rejoindre dans son petit coin isolé. Elle s'y était assise, toujours à une distance respectacle, comme si craignant ce que pourrait entraîner la friction entre leurs deux pelages, mais elle était là, et c'était le principal.

Fleur de Ronces tenta de comprendre ce qui exactement se tramait entre ces deux femelles que tout opposait. Semblerait-il bien que dans le Clan des Flammes, toutes les familles avaient quelques squelettes dans les tanières...

- Si tu voudras bien de ma compagnie... ce serait avec plaisir!

Il pouvait entendre le sourire dans cette voix si timide, et ne put empêcher ses babines d'en esquisser un à leur tour. Le temps n'était pas vraiment à la réjouissance - car sûrement, leur lieutenant mort, voilà bien qui justifiait le chagrin, n'est-ce pas ? - mais il était trop tard : Fleur de Ronces était... Oui, il était satisfait, c'était le mot. Valse Eternelle s'était détournée de sa mère, peut-être plus par force que par indifférence, et Fleur de Lilas, vérifia-t-il, en avait fait de même, enfouissant plutôt son museau dans le pelage d'Accalmie des Esprits.

Le guerrier arracha son attention à ce spectacle déconcertant, attrapant de justesse les interrogations qui suivirent :

- Je me demande qui pourra remplacer Accalmie des Esprits... cela sera difficile de remplacer un lieutenant comme lui.

C'était là une bien bonne question... Etoile de Corbeau n'avait pas beaucoup de candidats à disposition. Peut-être son premier apprenti, devenu un guerrier loyal ? Mais il entraînait encore un apprenti, alors sûrement ne pourrait-il totalement se consacrer au Clan...
Miséricorde ! Accalmie des Esprits avait choisi un bien mauvais moment pour se défausser de leurs compagnies, et s'en aller quémander celles des étoiles. Tous les guerriers étaient soit trop jeunes, soit trop vieux. Le choix ne serait pas évident ; en cet instant, il n'aurait pas voulu être à la place d'Etoile de Corbeau...

- Tu serais parfait pour ce rôle, toi! Tu ferais tout pour tes camarades, tu suivras toujours le code du guerrier quoi qu'il advienne et je te trouve plutot.. charismatique ?..

A ces paroles, il sursauta, et ne put s'empêcher de dévisager Valse Eternelle sans vergogne.
Lui, du charisme ? Sûrement, il avait mal entendu. C'était là le compliment le plus rare qu'on lui ait jamais donné. La moitié de ses camarades craignait que son pelage ne les contamine ; quant à l'autre, elle était proprement indifférente à ses troubles. Fleur de Ronces entretenait avec sa très large famille une relation à sens quasi unique. Quant à celle plus réduite, celle du sang, il réparait à peine des liens qui, bien des lunes plus tôt, avaient pâti.
Du charisme ! Ah ! C'était assurément une bonne blague. Il peinait, la plupart du temps, à mettre des mots sur ses émotions, et à retranscrire ces dernières en paroles compréhensives et surtout, adroites. En témoignant leur conversation d'avant, où elle avait failli partir.
De honte, sans aucun doute.

- Je suis trop jeune, préféra-t-il miauler, et je n'ai toujours pas entraîné d'apprenti. Sans doute pour une prochaine fois, si l'occasion se présente un jour.

Non pas qu'il souhaite spécialement que quelque chose arrive au prochain lieutenant, ou bien à Etoile de Corbeau ; mais il n'était pas impossible que, dans de nombreuses lunes, on ait besoin d'appeler un nouveau lieutenant au poste. A voir ce que leur réserverait l'avenir.

Valse Eternelle, sans doute, l'entendit, et considéra ses paroles ; ou bien elle s'en ficha, ce qui était une réaction également recevable.

- Tu iras veiller Accalmie des Esprits ?, demanda-t-elle, avec quelque chose comme un espoir et une déception dans la voix.
Les deux en même temps ; sûrement, c'était impressionnant.
Ce qui était impressionnant, pensa Fleur de Ronces, c'était la manière dont elle évitait ses parents. C'était fort évident qu'elle ne souhaitait pas passer la nuit à leurs côtés ; mais si ce qu'elle lui avait confié auparavant était vrai (et il ne doutait pas un seul instant de ce détail ; car après tout, à quoi bon mentir, alors même que l'on n'y était pas prédisposé...), alors il était compréhensible qu'elle appréhende la veillée à venir.
Même si on la passait en silence, ce dernier pouvait vous étouffer aussi sûrement que des mots lancés, et atterris, juste.

Fleur de Ronces inclina la tête, s'efforçant de montrer son regret. Les règles étaient les règles ; à moins que quelque chose d'impératif ne le force à y être présent, la veillée était réservée aux proches. Il n'était pas un proche. Il était à peine une connaissance.

- Quand bien même je le voudrai, je ne suis pas certain que j'y sois la bienvenue.

Fleur de Lilas - encore elle ! - les considérait d'un sacré mauvais oeil.
Sapristi, pesta-t-il en son for intérieur, s'étonnant lui-même de son humeur soudainement belliqueuse, mais voudrait-elle bien se désoler de son côté une bonne fois pour tous ! Semblerait-il que la guerrière, non contente de tenir sa fille dans une terreur quasi constante, voulait mettre un point d'honneur à intimider quiconque s'approchait d'elle également.
Eh bien, qu'à cela ne tienne ! Fleur de Ronces leva le menton, renvoya son regard noir à la vétérante, qui finit par le détourner, le début d'une grimace déformant ses traits.

- Cependant, si tu y tiens vraiment, ajouta-t-il en gardant les yeux fixés sur Fleur de Lilas, je pourrai faire la première partie de la nuit à tes côtés.

Oh, il en serait bon pour être totalement crevé le lendemain ; mais à vrai dire, il s'en fichait. Il avait soudainement envie d'en découdre ; et si cela devait se faire dans une bataille de regards silencieuse, par-dessus le corps de leur défunt lieutenant, eh bien qu'à cela ne tienne. Il prierait un peu plus fort avant sa mort, ou bien il irait confesser son crime à Coeur d'Opale, au choix.
(sans nul doute que son neveu l'enverrait bouler sans vergogne, excédé par ce caprice particulier. Peu lui importait ; au moins, sa foi serait restorée).

Voyant que Fleur de Lilas ne reviendrait pas à la charge, ou tout du moins pas maintenant, Fleur de Ronces focalisa de nouveau toute son attention sur Valse Eternelle, et réitéra sa proposition :

- Vraiment, ne t'inquiète pas pour moi. Si tu veux un peu de compagnie dans le début de la soirée, tu n'as qu'à prononcer les mots, et je viendrai avec plaisir à tes côtés.

Ah, voilà que cela sonnait un peu suspicieux... Non, tant pis ; il avait comme l'intuition que Valse Eternelle douterait de tout ce qu'il dirait, jusqu'à ce qu'il se prouve avec des actions.
Eh bien, qu'à cela ne tienne ; c'est ce qu'il ferait. Après tout, quoi faire d'autre, en cette journée morne ? Il pouvait bien rendre service à une camarade à la compagnie agréable. C'était bien la moindre des choses.
Et, qui sait, peut-être pourrais-je enfin intimider Fleur de Lilas.
Cette pensée le fit sourire, quoique de manière un peu plus malsaine. Oh, oui ; rien de mieux à faire que ça...