Le grand Tocade avait été attaqué par un chat de clan ! Quelle honte ! Il ne connaissait que trop bien ce félin -comment ne pas l'oublier ?- car il s'agissait du tristement célèbre Serre de Hibou. Ce chat qui avait autrefois une compagne aimante, des chatons joyeux, une famille parfaite en somme, avait tout perdu du jour au lendemain pour se retrouver avec un pauvre chat bien trop gros pour être un chat sauvage et un pauvre rejeton qui n'était même pas le sien. Le solitaire sourit, le petit Patte de Raton-Laveur, adorable petit chaton aillant perdu sa mère à l'issus d'un combat avec le rouquin, il s'en souvenait lui aussi ! et c'était tout naturellement qu'il avait demandé des nouvelles du jeunot au lieutenant des Nuages. Ce dernier ne lui avait même pas répondu, au lieu de ça, il l'avait attaqué, quel culot ! Et la forêt se plaignait qu'il était trop violent ?

"C'est injuste, marmonna-t-il"

En attendant, il avait réussi à fuir rapidement, l'adrénaline lui donnant suffisamment de force pour s'échapper de l'emprise du félin enragé. Couvert de blessures : une oreille arrachée qui lui faisait terriblement mal, une large entaille sur l'épaule, le sang coulait à flots et la douleur ne faisait que croitre au fur et à mesure qu'il avançait dans le territoire contraire à celui du lieutenant. Il trouva un paysage magnifique qu'il aurait exploré avec joie s'il n'était pas une cascade de sang mouvante. Une magnifique étendue d'eau turquoise était encadrée par des falaises si hautes qu'elles ne pouvaient être escaladées. Le domestique pouvait apercevoir quelques arbres et peu d'herbe. Il souhaitait s'effondrer au sol, mais il était si rocailleux et poussiéreux qu'il se disait qu'il aggraverait ses blessures à s'allonger sur un sol aussi sale.

Soudainement assoiffé comme un être au milieu d'un désert de sable, le domestique s'approcha clopin-clopant de l'eau turquoise. Il baissa la tête, huma l'eau, prit une gorgée et.. recracha le tout. L'eau était chaude ! Chaude !!

"Qu'est-ce donc que cette magie !? De l'eau chaude, grommela-t-il. Le chat se croirait chez ses humains. Il n'est pas là pour prendre un bain"

Le domestique finit ses mots en crachant contre le liquide, comme si celui-ci allait soudainement se mettre à refroidir sous ses ordres. Il n'était pas un être au milieu d'un désert de sable, il était un pauvre être au milieu d'une mer entière ! De l'eau partout, et il ne pouvait pas en boire une goutte. La peur le prit alors : aussi faible qu'il était à ce moment, retrouverait-il ses maîtres ? Ses si gentils bipèdes.. Il les aimait sincèrement, plus qu'une mère aimait ses petits. Sa gorge se serra, il ne voulait pas mourir ici ! Mais perdu au milieu d'une oasis, personne n'irait le chercher..

Puisant dans ses dernières réserves, le domestique se posa tant bien que mal dans une position presque confortable. Ses muscles étaient endoloris et ses plaies brulantes. Ses yeux d'or s'humidifièrent de larmes : il était un petit prince dans sa maison ! alors il ne pouvait pas finir sa vie comme un pauvre chat miteux comme l'était cet idiot de Serre de Hibou et tous ses compères !

Alors qu'il faisait un au revoir silencieux à tous ses amis -ses deux bipèdes, Ramsey et Cachou, un de ses voisins- et ses privilèges, un bruit de pas se fit entendre, les oreilles du roux se relevèrent d'un seul coup : était-ce le lieutenant des Nuages qui venait le finir ? Oubliant alors toute forme de politesse, tout ce qu'il savait faire de mieux (balancer des énigmes à tout va), le gros félin se fit le plus petit possible sur le sol, le reste de ses oreilles se plaquèrent sur son crâne tandis que ses grosses pupilles inspectaient les alentours. Son petit cœur apeuré battait à si vive allure que Tocade croyait qu'il allait bondir hors de son poitrail.

De part ses différentes escapades, Tocade avait appris à reconnaitre les odeurs des différents territoires : celle du Clan de la Terre était boisée, mais le domestique trouvait qu'ils puaient la terre ; celle du Clan des Nuages était discrète, et le domestique ne l'aimait pas car il avait du mal à repérer les félins de ce clan ; celle du Clan de la Pluie était fraiche, mais le domestique pensait qu'ils sentaient le chien mouillé ; enfin, celle du Clan des Flammes était aride, et c'était justement celle-ci que le mâle put percevoir ce qui lui permit de se relaxer un peu. Une voix sévère se fit entendre, on demanda qui était là, puis des menaces : on savait qu'il était là, et la voix se trouva finalement devant le gros domestique qui se figea un instant en voyant le félin devant lui. C'était un félin avec un pelage plutôt étonnant : commun chez les domestiques, mais si rare chez les sauvages ! Les prunelles d'or du domestique rencontrèrent celles lapis du guerrier des Flammes. Elles étaient si belles, tant que le rouquin en resta bouche bée. 

"... Je.. soigne les autres. Donc m’attaquez pas. S’il vous plaît. Je partirai si vous voulez mais vous êtes sur notre territoire, d’autres viendront et ils seront moins conciliants que moi."

Le mâle en face de lui ne voulait pas l'attaquer ? Mieux encore, il fixait avec attention les blessures qui parcouraient le corps du rouquin comme s'il pouvait et voulait le soigner. Il devait alors saisir sa chance ! Il allait probablement se faire soigner avec des plantes au fumet étrange, goûter des remèdes plus dégoutants les uns des autres, mais il n'avait pas vraiment de choix, l'autre l'avait bien énoncé : la mort l'attendait s'il ne se décidait pas.

"Le nom du chat est Tocade, et il ne veut pas que vous partiez. Si vous pouvez l'aider, il vous sera redevable avec sa vie."

Le domestique fixa l'autre guerrier, anxieux, puis son regard s'éclaira d'une lueur malicieuse. Ce chat n'était pas du même clan que Serre de Hibou, il n'était donc pas son camarade et encore moins son ami ! S'il devait y passer, alors autant partager le nom de son assaillant. Tocade se mit à réfléchir pour formuler une énigme, mais tout était si lent ! Ses pensées s'entrechoquaient, disparaissaient : une bonne idée venait et repartait, laissant place à une réflexion sans queue ni tête. Pourquoi n'y arrivait-il pas ? Créer des énigmes, c'était ce qu'il savait faire de mieux et Tocade dut méditer de longues minutes avant de trouver l'arcane parfait pour dénoncer son meurtrier.

"L'offenseur de la tocade est l'outil de chasse de ses grands oiseaux qui hululent"

Tocade fixait le nouveau venu qui semblait proie à une grande réflexion intérieure. Il en profita pour analyser les yeux de son interlocuteur : ils étaient si beaux, mais si pâles en même temps ! Le domestique les aimait bien. Après avoir posé sa truffe sur sa blessure, le félin clair lui ordonna de s'allonger sur le flanc avant de lui asséna un doux coup de tête sur sa joue. Il s'exécuta, troublé de ces marques de gentillesse, mais également reconnaissant de savoir qu'il n'allait pas mourir en baignant dans son sang. Si ce félin pouvait l'aider, alors autant l'avoir en tant qu'ami. Est-ce que le guérisseur savait qu'il était ? Était-ce pour cette raison qu'il s'était mis à réfléchir si intensément ? Il revint d'ailleurs, des plantes entre les crocs puis il commença sa besogne si douloureuse pour le gros félin. Le rouquin fit de son mieux pour ne pas bouger, il ne devait pas bouger, mais un long soupir plus tard et le guerrier domestique ne pouvait s'empêcher de penser que les chats de clan étaient des barbares. Au moins, lorsque le Chat se fait soigner par les humains, il n'a pas mal. Puis le guérisseur appliqua de la toile d'araignée sur son épaule et ses autres blessures, à tel point que le rouquin voulait lui cracher d'arrêter. Les toiles d'araignées, ça collait dans son pelage et ses bipèdes devait tirer avec leur outil remplis de pique pour défaire ses nœuds.

"Par ailleurs, mon nom est Cœur d’Opale. Vous pouvez m’appeler Opale, simplement. Qu’est ce qu’un domestique comme vous fait sur le territoire des clans ? Vous savez bien que nous sommes très territoriaux."

Cœur d'Opale ? Trop long. Opale ? Parfait. L'Opale ? Encore mieux !

"Le Chat remercie l'Opale pour son aide, miaule-t-il, courtoisement. Il voulait seulement prendre des nouvelles de ce petit chaton qui a perdu sa mère : Raton-Laveur qui vit dans le territoire des neiges, mais Serre de Hibou n'a pas apprécié sa visite."

C'était vrai, pour une fois, mais le rouquin avait omis un détail : c'était de sa faute si le petit n'avait plus de mère. L'attention de Tocade se dirigea ailleurs, si ce félin vivait ici, alors il devait savoir pourquoi l'eau était affreusement chaude :

"Pourquoi l'eau est-elle chaude ? Tocade pensait qu'elle existait que chez ses bipèdes."

Tocade avait écouté les explications du mâle avec attention. Des légendes, toujours des légendes, ces chats n'avaient-ils donc aucune vraie connaissance ? Le domestique admirait les bipèdes pour leur savoir : ils savaient tous, tout le temps, ils ne perdaient pas leur temps avec des légendes, ils cherchaient et ils trouvaient. Contrairement à ces chats qui se fiaient aux étoiles. Le rouquin essaya de sa lever, mais se laissa retomber quand une douleur lancinante vint lui tirailler l'épaule. Il ne rien faire d'autre que de fixer le dos du guérisseur et il fut surpris de l'entendre parler de l'histoire de Patte de Raton-Laveur, montrant son mécontentement et son incompréhension face à son acte cruel et égoïste.

Le guérisseur venait de marquer un point : il avait tout ce qu'il voulait chez lui alors pourquoi semer le chaos parmi les clans ? Il ne se réveillait pas chaque matin avec la ferme attention de tuer alors à quoi servait tout ce cinéma ? Il ne le savait même pas, il le faisait et il ne regrettait pas une seule seconde, et c'était tout. Puis, reportant son attention vers Cœur d'Opale, il l'entendit déclarer qu'il n'oubliait pas qui il était et ce qu'il avait fait. Le Chat a une dette envers lui.. pourtant, avoir sauvé la vie du domestique ne signifiait pas qu'il en deviendrait honnête et bon pour autant.

"Le Chat regrette sincèrement ses actes."

Faux.

"Il voulait simplement aider le chaton lorsqu'il le vit au milieu de la neige."

Presque vrai.

"Et lorsque la reine arriva pour sauver son petit, elle le prit en grippe car elle pensait que Tocade avait tué son compagnon."

Vrai.

"Il est vrai que le Chat était là lorsque son compagnon est mort, mais c'est l'eau congelée sous ses pattes qui l'a tué."

Vrai.

"Je n'ai fait que de me défendre"

Faux.

"Le Chat a lui aussi perdu un être cher, même deux ! Il sait la douleur que c'est d'être seul.., dit-il dramatiquement en baissant la tête pour accentuer sa comédie. Fut un temps, Tocade eut un mentor solitaire qui lui apprit à survivre dans la nature, puis il s'en est allé et le Chat ne le revit jamais. Il y avait aussi ce petit chat très spécial, blanc et noir qui se prenait pour un chien et à qui il a tout appris à son tour, mais lui aussi s'en est allé."

Et vrai. Pandémie et Ramsey, ses plus proches alliés et les seuls qu'il avait vraiment aimés, étaient partis un jour pour ne jamais revenir, laissant le pauvre domestique seul et attristé. Aller sur le territoire clanique était une façon de les chercher, en vain. Tocade se coucha de façon plus confortable, laissant tomber sa tête sur ses pattes puis il se mit à regarder les alentours, comme un chaton puni.

Tocade observait le guérisseur qui revenait vers lui avant de s'allonger à ses côtés. Étrange matou, pourquoi s'allonger à côté du Chat comme s'il était son ami ? Ce dernier parlait, mais le domestique l'écoutait qu'à moitié, il avait passé l'âge de se faire sermonner comme un petit. L'Opale lui demanda s'il avait un endroit où rentrer, le rouquin le regarda dans les yeux, une moue boudeuse sur son visage balafré.

"Le Chat n'a nulle part où aller pour le moment. Comment le pourrait-il s'il doit plus bouger ? De toute façon, il sortit une griffe pour faire un rond dans la poussière, il est là et ses bipèdes sont tous là haut"

Le domestique fit glisser sa griffe vers la droite pour indiquer où était sa maison, plus pour montrer la distance qui le séparer de celle-ci que pour montrer sa location. Regardant autour de lui, il vit une petite pierre qu'il attira vers lui en tendant la patte et qu'il plaça sur le premier rond. S'il faisait attention, il aurait vu que le guérisseur semblait hésiter : il n'entendit alors qu'une partie de la question. Mh ? dit-il en relevant la tête pour observer le mâle.

"Mmmm, le mâle recula sa tête pour avoir un meilleur aperçu de l'autre, mmmh non."

Sauf que Tocade avait une dette envers lui.

"Mais je connais un félin aussi vieux qu'un petit bipède qui pourrait peut-être connaître cette dame. Le Chat lui demandera."

"Merci de ton aide. Considère ça comme ta dette de mon aide, si tu obtiens des réponses reviens me voir, mais seulement si je suis seul.
- Non, c'est le Chat qui te remercie. Ce sera fait."
-Pourquoi tu t’aventures si loin dans notre territoire ? Tu as l’air d’être bien traité chez tes bipèdes. Ça m’intrigue, je me ne me suis jamais approché de leurs habitations toutes carrées."

Peut-être était-ce la fatigue du combat qui le faisait réagir ainsi, ou peut-être le fait d'être passé tout près de la mort, mais le cœur du domestique se serra. Et il serra si fort, que le rouquin en avait mal à la poitrine. Un nom répéta en boucle, le même qu'il disait à chaque félin qu'il croisait : Ramsey. Peut-être que quelqu'un l'avait vu ? Il était là pour ça, et même s'il s'égarait parfois, même s'il le chaos qu'il laissait chaque fois après son passage était désastreux, il se devait de retrouver son petit voisin.

"Le Chat n'est pas venu jusqu'ici avec des mauvaises attentions, miaula-t-il doucement. Il est venu pour retrouver un petit à lui. Il s'appelle Ramsey, c'est un petit chat blanc avec des tâches noires. Sa maman a envoyé la Tocade pour le retrouver.. Il lui manque beaucoup et le Chat souhaite le revoir très vite"

Le long de ses joues s'écoulait de l'eau, le rouquin leva une de ses pattes pour venir essuyer son visage mouillé. Que lui arrivait-il ? Le domestique leva la tête pour regarder le ciel : il ne pleuvait pas.

"Mh, étrange"

Lorsque le guérisseur effleura son visage du bout du museau, Tocade tourna sa tête pour regarder l'autre dans les yeux, confus. Pleurer ? Lorsqu'on est triste ? Il avait déjà été triste, comme quand Pandémie s'en était allé en le laissant seul ou lorsqu'il loupait le repas du soir et n'avait pas le droit à sa bonne viande, mais pas au point de pleurer. Décidément, le petit Ramsey, son simple voisin pourtant, comptait beaucoup plus pour le domestique qu'il ne le pensait. Il ferma les yeux en inspirant pour se calmer avant de rouvrir ses deux prunelles d'or pour remercier le guérisseur d'un hochement de tête.

"Le Chat ne restera pas là très longtemps, il ne veut pas que l'Opale ai des ennuis, miaula-t-il, sincère. Et il fera de son mieux pour avoir des informations concernant cette chatte"

À cet instant, le rouquin avait envie de rentrer chez lui, trouver des informations, tout pour ce chat malgré ses blessures qui le tiraillait de tous les côtés. La chaleur quitta son flanc, l'Opale était partie et le domestique le regarda s'éloigner avec, il devait se l'avouer, une légère peine.

"La Tocade te remercie de tout son cœur pour son aide"