Fleur de Ronces se rongeait les griffes. Pas seulement d'inquiétude, mais également de frustration.
Voilà quelques jours qu'il s'était, pour ainsi dire, "brouillé", avec Valse Eternelle. Il était rentré de la Plaine d'Or peu après elle, après avoir perdu son temps à scruter l'horizon, comme si la réponse allait lui apparaître comme par magie. Etrangement, rien n'était venu, et il avait dû se résigner à s'en retourner au camp. Dans tout ça, il n'avait sondé la Plaine d'Or, trop occupé à se lamenter sur son sort... Comme d'habitude.

Le guerrier avait pensé que toucher quelques mots à Valse Eternelle pourrait dissiper le malaise, les malentendus, et peut-être les orienter sur une voie plus verte que celle sur laquelle ils avaient navigué jusqu'à présent.
Mais ce plan comprenait le fait que Valse Eternelle se laisserait approcher ; et de ce côté-là, Fleur de Ronces devait s'avouer vaincu. Quand elle le voulait, elle pouvait apparaître très occupée. Elle était lieutenante, et assurait le rôle d'Etoile du Corbeau en attendant qu'il se remette de sa maladie.
Il était apparu à Fleur de Ronces, assez douloureusement, que si Valse Eternelle avait traîné avec lui, c'était bien parce qu'elle l'avait voulu. Maintenant, ce temps était passé ; ne subsistait que la distance, qui jour après jour s'installait davantage.

Cette journée n'avait pas été différente de la précédente. Valse Eternelle avait miaulé ses ordres sans lui accorder un regard, un geste qui l'avait déprimé plus que de raison. Mais on n'allait pas dispenser un guerrier sous prétexte qu'il était triste ; alors il s'était plié aux ordres, et s'en était allé à la chasse. Ses pensées avaient été noires ; il avait été inutile, incapable de se concentrer sur ses pas, le vent, le gibier. Sa patrouille - Ravissante Pervenche en était, et lorsqu'il la regardait, il pensait à sa fille, Berce Joliette, et cela le déconcentrait encore davantage - avait fini par lui dire de regagner le camp. Que peut-être pourrait-il aider les apprentis à refaire la tanière des guerriers, puisque de toute façon il se comportait comme tout sauf un.
Fleur de Ronces s'était effacé avec plus de plaisir que cela était convenable. Peu importe.

Oui, la tanière des guerriers... Il avait eu de la chance de ne pas tomber malade, contrairement à quelques-uns de ses camarades, qui avait dû se tourner vers l'antre de Coeur d'Opale. C'était bien leur chance, tiens ! Alors que la saison froide touchait à sa fin. Lui ne s'en était tiré qu'avec une mauvaise nuit de sommeil ; après tout, c'était sur son pelage que la pluie avait goutté, le réveillant plus proche de minuit que de la première patrouille, le laissant de fort mauvais poil.
Des apprentis avaient été mis à contribution, et de la mousse fraîche avait été amenée, le temps que le guerrier n'atteigne le camp. L'ancienne, humide au possible, était en train d'être acheminée hors du camp, où elle serait jetée et aussitôt oubliée.

Il cligna des yeux. Quelqu'un venait prendre la mousse... C'était Valse Eternelle ! Elle la faisait rouler entre deux de ses pattes, et dans la tanière des guerriers elle disparaissait, sans aucun doute en train de leur refaire des nids bien douillets pour la nuit.
Fleur de Ronces hésita. Il n'était pas correct de bloquer un de ses camarades pour lui parler, mais en l'état actuel des choses, il ne voyait pas d'autres solutions. Valse Eternelle lui manquait, c'était un fait. Sa voix douce, sa silhouette rebondie, son ton espiègle ; jamais avant n'avait-il eu une telle connexion avec un félin de son propre Clan. Il avait l'impression qu'ils se comprenaient, d'une certaine manière.
Enfin... Qu'ils s'étaient compris. Visiblement, pas tout à fait.
Valse Eternelle ne revenait pas. Fleur de Ronces jeta un coup d'oeil à droite, un coup d'oeil à gauche ; personne ne lui prêtait attention. Il s'engouffra dans la tanière.

Il faisait sombre, mais il pouvait discerner la silhouette de Valse Eternelle, qui tassait la mousse pour former leurs nouveaux nids. Elle était toute concentrée ; un autre temps, il aurait trouvé ça adorable. Mais il n'avait pas le temps de trouver ça "adorable" ; il avait le temps de s'inquiéter de leur querelle actuelle.

- Oh..! Je!..

Elle venait de se rendre compte de sa présence, et de son identité dans le même temps ; un éclat de panique traversa ses beaux yeux ambrés, et Fleur de Ronces se sentit coupable de l'avoir causé, mais il ne pouvait reculer, pas maintenant.

- L...laisse moi passer je suis pressée... j'ai beaucoup de choses à faire...

Sa voix tremblait ; disparue était la détente qui auparavant la prenait quand elle s'adressait à lui. Désormais, elle le craignait autant qu'un autre. C'était comme si on lui griffait directement le coeur ; il n'avait ressenti cette sensation que lors de sa dispute avec Coeur d'Opale et Nuage de Rosée, un temps qui paraissait lointain, si lointain.

- Il faut qu'on parle, dit-il, s'efforçant d'envelopper sa voix de détermination.
Il n'avait plus le temps d'être doux. Désormais, il lui fallait des réponses.
- Tu m'évites, affirma-t-il, d'un ton qui ne souffrait d'acune discussion, car après tout ils savaient tous les deux qu'il avait raison. Depuis la Plaine d'Or, tu prends bien garde de ne pas m'adresser la parole, ni même croiser mon regard. Soit, c'est ton choix.
Quand bien même il le frustrait, il n'allait pas ôter à Valse Eternelle le loisir de s'éloigner de lui. Tant pis, si telle était sa volonté, il s'en retournerait à sa solitude.
Mais que c'était dur, quand on avait goûté à la compagnie des autres !
- Mais avant que tu ne me rejettes pour toujours, j'aimerai que l'on discute de tous ces malentendus, afin que nous puissions nous séparer sans regret.

Il était dans le chemin, et il était le plus massif des deux. S'il ne voulait pas bouger, alors elle ne pourrait pas partir.
Fleur de Ronces laissa un petit espace. Sans doute choisirait-elle de s'y engouffrer, mais alors il la suivrait jusqu'au bout du monde. Le temps des secrets était révolu ; c'était le moment de s'en échapper, pour toujours.

Valse Eternelle resta obstinément silencieuse, son regard fixé sur ses pattes. Fleur de Ronces accusa ce manque de réponse comme il venait, stoïque extérieurement, mais le stress le rongeait de l'intérieur. Que devait-elle penser ? Pesait-elle le pour et le contre de cette demande ? Après tout, elle était lieutenante ; son mot faisait loi. Si elle lui ordonnait de se décaler, et qu'elle s'en allait pour toujours, qu'elle lui disait de ne plus jamais l'approcher, il serait forcé de s'exécuter. C'était ce que lui dictait le code du guerrier... Et sa conscience, évidemment, qui lui exhortait de ne jamais forcer quelqu'un à quoi que ce soit. Sauf en cet instant, où le voilà qui faisait bien l'inverse de ce qui était convenable.

- Quel... malentendu veux-tu dissiper..?, miaula faiblement Valse Eternelle, le faisant quelque peu sursauter.
Alors comme ça, elle était ouverte à la discussion ! C'était déjà un énorme pas en avant, lui qui était parti du principe qu'elle le bannirait de sa vie sans un regard dans sa direction.
Elle le leva, d'ailleurs, pour furtivement le croiser avec le sien. Il la vit se détendre quelque peu, lisant sans doute qu'il ne lui voulait pas de mal, si ce n'est parler de toutes ses étranges réactions.

- Tu... as raison. Je veux juste comprendre qui tu es vraiment, Fleur de Ronces...

Il pencha la tête sur le côté, interloqué. Que voulait-elle dire par là ? Il ne pensait pas être un chat spécialement compliqué à comprendre. Il s'exprimait avec plus ou moins de grâce, mais s'efforçait à toujours faire concorder ses paroles avec ses pensées, ou du moins du mieux qu'il le pouvait.
Pourtant, si Valse Eternelle l'avait tant évité, était-ce parce qu'il lui avait fait peur, d'une manière ou d'une autre ? Lui avait-il donné raison de le craindre ? Il n'était pas spécialement intimidant, pas spécialement méchant. Il était... un chat. Un chat comme un autre, un guerrier du Clan des Flammes. Un de ses subordonnés, de ses amis, peut-être ?
Avait-il mal fait les choses ? Un regard de travers, un geste déplacé ? Elle semblait penser qu'il cachait des choses ; pire, qu'il cachait qui il était réellement. C'était là sa plus grande peur. Fleur des Sables, son frère, était devenu l'expert des coups bas, masquer sa malice et la faire passer pour ce qu'elle n'était pas.
Il ne voulait pas devenir Fleur des Sables. Si tel était le cas, il aurait plus tôt fait de se jeter dans le canyon que de continuer à vivre. Ce genre de chat n'apportait que tristesse et désolation autour de lui.

- Ce que tu as dit sur Berce Joliette... ça m'a fait de la peine... C'est vrai, j'ai peut-être sur-réagi... j'ai eu peur surtout. parce que je me suis vraiment attaché à toi et... oui, j'ai eu peur en cet instant, que tu ne deviennes comme Accalmie des Esprits.

Ses oreilles se dressèrent, contre son gré. Elles avaient capté ce qu'il avait toujours voulu entendre : ce début de vérité. Un éclat d'une histoire qui lui était inconnue, mais qui pesait sur eux deux comme une présence menaçante qui jamais ne s'en irait.
Et voilà. On y était. Fleur de Ronces allait enfin entendre de quoi tout cela en retournait.

- Il n'était pas si "parfait" que tout le monde le pensait... j'ai vu son vrai visage et.. j'en ai payé le prix...

Elle s'arrêta là. Il attendit un instant, mais le silence persista. La frustration manqua de le prendre, mais il la tarit dès lors qu'il vit le visage de Valse Eternelle.
Elle était stressée, réalisa-t-il soudainement, et comment ne pas l'être ? Les paroles qu'elle venait de prononcer, sur lesquelles il ne s'attardait pas trop pour l'instant, car elles n'avaient fait qu'éveiller davantage sa curiosité. Elle doutait déjà de lui ; sans nul doute, elle craignait sa réaction.
Quel type de réaction pouvait-il avoir ? Il connaissait à peine Accalmie des Esprits. Le croisait dans la tanière des guerriers ; rarement, en patrouille. Sa mort l'avait secoué, pas tant par l'affect qu'il avait envers Accalmie des Esprits, que par la brutalité qu'avait été son exécution. Il avait été populaire, c'était un fait. Et tout cela n'avait été qu'une façade ? Une de plus...
C'était un Clan de menteurs, pensa le guerrier avec amertume, un Clan de cachoteries en tout genre. Pouvait-il faire confiance à qui que ce soit ?
Oui. En elle. En Valse Eternelle, qui frissonnait de peur, et qui pourtant continuait d'affronter le monde jour après jour.

- Je ne pense pas que Berce Joliette doit revenir, dit-il d'abord, s'efforçant de baisser la voix pour ne pas que d'autres les entendent, car je ne pense pas qu'elle puisse affronter Etoile du Corbeau, et tous les autres, dans l'état dans lequel elle était quand elle nous a quitté.

On lui reprocherait sa fuite. Le Clan des Etoiles savait que lui-même, en d'autres circonstances, serait au premier rang pour l'invectiver.
Il piétina le sol de ses pattes, un geste habituel pour exprimer son anxiété. Il fallait qu'il lui dise également... Qu'il la rassure, sur Accalmie des Esprits...

- Confie-toi à moi, demanda-t-il, implora-t-il, désireux d'aider, de lui enlever un peu de ce fardeau qu'elle portait seule sur ses épaules ; lui qui ne savait pas faire autrement que d'écouter, et de tenter de réconforter par quelques paroles maladroites.
- Rien de ce que tu pourras me dire sur Accalmie des Esprits ne me choquera. Je ne le connaissais pas. Il ne m'importe pas. Il n'y a que toi.

Il hésita, un instant ; mais c'était vrai, et il se devait d'être honnête, de faire face à ses pensées, de la même manière qu'elle le faisait actuellement. Un peu de courage, par le Clan des Etoiles, et haut les coeurs ! Ce n'était pas le moment de se défausser.

- Il n'y a que toi, répéta-t-il, que toi qui importe. Je t'en prie, laisse-moi t'aider.

Malgré ses explications, Valse Eternelle s'était vexée. Non, le mot était trop fort... Offusquée, plutôt, de ce qu'il pouvait penser de Berce Joliette et de sa désertion. Son pelage s'était légèrement redressé, comme si elle s'était retenue, à grande peine, de hérisser le poil ; et, venant se planter devant lui, de sorte qu'ils ne soient plus qu'à quelques maigres pas l'un de l'autre, elle lui avait rétorqué :

- Bien sûr qu'elle y arriverait. Tu comprends rien. Elle est surement bien plus forte que moi et beaucoup plus déterminer. Alors oui, d'accord, peut-être qu'elle a besoin de recule... mais elle n'oubliera jamais cette période de sa vie en la fuyant. Si elle veut faire une croix sur son passé, elle devra d'abord y faire face.

Il n'avait pas envie de la contrarier... Mais c'était sans doute une vision bien trop optimiste de la situation.
Certains pouvaient faire face à leur passé, comme le disait si bien Valse Eternelle, sans trop de difficulté. D'autres, non. Fleur de Ronces en était la preuve ; il fuyait son frère comme la peste, et le dialogue avec son neveu et sa nièce n'était qu'une longue agonie que l'on s'efforçait de ne pas prolonger. Quand bien même cela s'améliorait ces derniers temps...
Ah... Sans doute avait-elle raison. On devait bien faire face, un jour ou l'autre... Mais ce dernier n'était peut-être pas encore arrivé pour Berce Joliette. Comment le savoir ? Elle n'était plus là, disparue, évanouie dans la nature. Seul le vent portait avec lui le secret de son devenir. Et leurs ancêtres, également ; mais eux se montraient bien silencieux, ou bien Coeur d'Opale ou Etoile du Corbeau auraient averti le Clan de la mort de Berce Joliette.

Valse Eternelle osait soutenir son regard, désormais, avec une certaine timidité néanmoins, qui trahissait son hésitation. Que devait-elle penser ? Il ne voulait troubler ses pensées, qui devaient être bien remplies de ce qu'elle allait dire, faire.
Finalement, elle choisit de s'asseoir et, d'un ton taquin, lui dit :

- A t'entendre, on dirait que tu craques pour moi !

C'était une simple plaisanterie, mais Fleur de Ronces sentit l'embarras le gagner. Ah ! C'est vrai, elle avait raison, tout son emportement pointait vers des signes trompeurs. Lui, craquer pour elle ?
Non pas que ce soit mal ! Mais il fallait être réaliste ; si tel était le cas, jamais ses sentiments ne seraient réciproques. Valse Eternelle était attentionnée, drôle, bien loin d'un matou tel que lui, qui peinait à parler à sa propre famille, et qui du reste l'avait déjà blessé maintes et maintes fois par ses paroles insensibles. Elle méritait mieux qu'un guerrier maladroit et incapable.

Valse Eternelle mâchait des mots qui pourtant voulaient sortir, cela se voyait. Fleur de Ronces rangea ses doutes et ses lamentations, les enfouit bien au fond de sa petite caboche, et attendit que ne sortent enfin les confessions de la lieutenante.

- Accalmie des Esprits était très ambitieux, capricieux et impatient. Il était tellement narcissique qu'il se devait d'avoir une descendance aussi superbe que lui. Alors, il lui fallait une compagne. Quelqu'un qui ne lui ferait pas d'ombre et qui serait assez stupide pour se laisser faire.


Elle. Bien évidemment, c'était elle. Pourquoi en serait-il autrement ? Elle était la plus belle femelle du camp - au grand dam de Berce Joliette - enfin, à son humble avis. La plus belle, la plus gentille ; comment ne pas craquer face à son charme naturel ?
Mais le ton employé était douloureux. Il ne fallait pas être extrêmement intelligent pour deviner que l'histoire qui suivrait, qui avait suivi pour Valse Eternelle, n'en était pas une d'amour ; et à cette pensée, le sang se figea dans les veines du guerrier, de rage comme d'horreur.

- Mais Accalmie des Esprits est fondamentalement malveillant. C'est dans sa nature, alors, devoir cacher son vrai visage à tout un clan, c'était difficile pour lui. Et il s'en est rapidement... rapidement pris à moi...

Sa voix s'était faite toute petite. Comme si, plongée de nouveau à cette époque funeste, Valse Eternelle voulait s'en échapper de n'importe quelle façon.
Ses griffes se plantèrent dans le sol, sans qu'il ne s'en rende compte. Ce ne fut que lorsqu'il sentit entre ces dernières le sol meuble et fertile, qu'il comprit ce qu'il était en train de faire. La rage le prenait au ventre ; en voyant Valse Eternelle ainsi, fébrile, terrorisée, il n'avait envie que d'une chose : s'endormir pour rêver du Clan des Etoiles, et aller retrouver Accalmie des Esprits dans ce dernier pour lui mettre la raclée de sa vie.
Qui donc osait agir de manière aussi odieuse, insidieuse, cruelle, envers un être que l'on était censé aimer ? C'était inacceptable. C'était monstrueux. Pas digne d'un chat du Clan des Flammes - de n'importe quel Clan, même.

- Il s'en est pris physiquement à moi... m'a blessé... je devais toujours trouvé une bonne excuse quand je me retrouvais dans la tanière de Coeur d'Opale... et puis... et puis.. oui... et puis il a abusé de moi aussi.. Il me rabaissait souvent... me parlait si mal.. me menaçait... J'ai osé en parler une fois, vaguement à ma mère qui m'a dit que c'était la moindre des choses pour aider Accalmie des Esprits qui avait tant de responsabilité... Alors j'ai fini par le croire moi-même....

C'en fut trop, finalement, pour Valse Eternelle ; son corps fut pris d'un sanglot, et si elle prit grand soin à ne pas se faire entendre par leurs compagnons dehors, elle n'était pas pour autant capable de masquer la douleur qu'avaient amené ces souvenirs. Elle baissa la tête, masquant l'expression qu'elle devait faire.
Et Fleur de Ronces se sentit honteux.
Le voilà qu'il l'avait bloqué dans la tanière, l'avait presque menacé !, avait exigé une vérité qui ne le concernait pas, et pour quoi ? Parce qu'il s'était senti lésé, parce qu'il avait été incapable d'accepter le rejet de Valse Eternelle ?
Il était pathétique. Sans lui, elle aurait pu oublier tout cela, et continuer à vivre. Mais non, il avait fallu qu'il s'en mêle. Et elle pleurait désormais, silencieuse, pour ne pas montrer ce qu'elle pensait être une faiblesse, mais qui était là sa plus grande force : elle avait triomphé. Accalme des Esprits n'était plus, survécu par celle qu'il avait cru comme moins que lui.

Incapable de savoir quoi faire, comment offrir un réconfort sans la toucher, Fleur de Ronces la frôla légèrement de sa queue, espérant ne pas l'effaroucher de par ce contact physique inattendu. Il se racla la gorge, ne sachant par où commencer.

- Ce n'était pas de ta faute, mais de la sienne. Accalmie des Esprits... cachait bien son jeu. A tout le monde.

Qui soupçonnait de tels agissements ! Il était vu comme un héros, un martyr ; alors qu'il n'était qu'une raclure qui ne méritait que de pourrir dans l'indifférence et l'oubli.
Comme Fleur de Lilas. La mère de Valse Eternelle. Alors elle... ! Jamais Fleur de Ronces n'avait cru un jour croiser d'être aussi vil. Même la mère de Coeur d'Opale, si elle n'avait jamais été exubérante dans son affection, n'avait été aussi odieuse. Un chat qui ne méritait pas de dormir sans cauchemar la nuit.

- Et tu as survécu à cet odieux personnage. Tu l'as vaincu. Ce n'est plus qu'un souvenir qui croupira et mourra, un jour et un autre. Ta légende surpassera la sienne ; bientôt, on ne parlera plus que de toi.

Car elle ferait mieux, bien mieux, que cette cruauté. On apprenait d'elle ; on la craignait, et on la rejetait.
Il hésita, ne sachant que dire qui ne soit pas une banalité. Puis, il lui apparut qu'il avait oublié le plus important ; et affirma :

- Je te crois, Valse Eternelle.

Elle ne mentirait jamais. Pas à propos de ça. Et Fleur de Ronces lui offrait cette maigre consolation ; qu'au moins un chat était à ses côtés.
Etirant ses babines en un sourire douloureux mais qui, il espérait, ferait montre de tout son soutien, le guerrier s'écarta totalement, libérant l'entrée de la tanière. Il l'avait assez retenu là où elle ne voulait initialement pas être. La libérer de ce cauchemar du présent était bien la seule autre chose qu'il pouvait lui offrir, à présent...

- Je ne l'ai pas vraiment vaincu... Je l'ai juste laissé se faire tuer et... peu importe le félin abominable qu'il était, ce n'était pas digne d'une guerrière et même contraire au code du guerrier.

Si elle avait cessé de pleurer, il n'en demeurait pas moins que Valse Eternelle apparaissait infiniment honteuse de sa non-réaction, face à l'individu qui avait eu raison de leur ancien lieutenant - Fleur de Ronces n'osait même plus penser à son nom, ou bien la rage l'aurait pris. Mais qu'y avait-il à faire ? Il ne pouvait décemment pas se battre contre des étoiles...
Et c'était parler de manière fort optimiste, si l'on se pensait capable de prendre le dessus sur sa peur, celle de la mort, pour aller porter secours à... Quoi, un chat qui vous avait martyrisé toute votre vie ?
C'était peut-être contre le code du guerrier ; mais Valse Eternelle, ou bien une part d'elle qui était encore raisonnable, alors qu'elle était témoin du meurtre, avait sans doute réalisé que tout ça n'en valait pas la peine. Que si elle sauvait son ancien compagnon, alors le calvaire reprendrait de plus bel. Les chats comme ça étaient incapables de reconnaître leurs torts, de s'améliorer. Fleur des Sables en faisait parti ; et lui, il essayait tous les jours de s'éloigner le plus possible de ce chemin tortueux, et ô combien aisé à emprunter.

Il lui avait dit qu'il la croyait. Qu'il la faisait confiance. Ce secret mourrait avec lui, si telle était la volonté de Valse Eternelle ; et cette dernière le grâcia de ce si joli sourire, qui lui donna envie de se prostrer à ses pieds et de ne se relever qu'à ses ordres, et à eux uniquement.

- Le solitaire qui a tué Accalmie des Esprits n'était pas un inconnu à ses yeux. Ils se connaissaient. Accalmie des Esprits... lui avait demandé de l'aide... pour tuer Etoile du Corbeau et ainsi prendre sa place. En échange, il lui donnait des informations sur notre clan.

La déception le prit de nouveau. Pourquoi ? Pourquoi tant de chats désiraient le pouvoir ? Ce n'était qu'une tâche de plus, une de taille. Alors quoi, était-ce la perspective d'avoir neuf vies ? Un lien privilégié avec le Clan des Etoiles, leurs ancêtres ? Ou bien cette envie de respect de la part de toute la Vallée ?
Non, c'était incompréhensible. Le pouvoir venait à vous. On ne pouvait se l'octrôyer de si basse façon, et espérer que tout aille bien par la suite. La rétribution vous attendait au coin de la tanière, frappant quand vous vous y attendrez le moins. Mieux valait se tenir à carreaux, et espérer, un jour, ou tous les jours, que l'on vous juge digne d'un tel honneur, et assez mécréant pour endosser un tel rôle.
Quelle honte. Quelle déception.

- Mais Foudre s'est montré plus vile que lui et pour la première fois Accalmie des Esprits s'est complètement fait avoir, surement aveuglé par son désir de pouvoir et il s'est fait assassiné.

A l'entente de ce nom, Fleur de Ronces sentit tous ses muscles se tendre, pris par l'agacement dès lors qu'il faisait le rapprochement entre ce simple mot et ce chat si mystérieux.
Et un rapprochement, désormais plus lugubre. Foudre. Le solitaire. Et Accalmie des Esprits ?
Foudre avait tué Accalmie des Esprits ?

La colère voila un instant son regard. Alors comme ça, on s'incrustait dans une expédition clanique, on séduisait son neveu, on l'obligeait à être spectateur de ce spectacle de bouffons, on le faisait subir ses ronronnements "maléfiques" et ses minauderies pathétique...
et on s'en prenait à la racine même du Clan des Flammes, et on imposait à la plus belle, la plus douce, la plus parfaite des guerrières, une vision d'horreur telle qu'on en racontait encore que dans les légendes ?
Ses griffes s'enfoncèrent dans le sol meuble, encore une fois. Une toilette serait nécessaire pour s'assurer qu'elles soient bien propres et affutées pour la journée de demain.
Combien de temps encore allait-il leur pourrir la vie, ce Foudre, celui qui semait le malheur, mais que le destin jamais n'arrêtait ? Lui rendrait-on un jour la pareille, ou bien faudraient-ils que les Flammes s'emparent du joug du destin, et le tordent pour qu'enfin, justice soit faite.
Mais quoi ? Quelle justice ? Il les avait débarrassé d'un traître... Non, il ne fallait pas penser ça ! Un meurtre était un meurtre. Et ce Foudre y goûtait bien trop facilement pour que ce soit la première fois. Qui sait s'il n'était pas derrière d'autres sombres machinations...
Moi vivant, pensa Fleur de Ronces, jamais tu ne t'approcheras de ma famille. Qu'il se jette dans la rivière la plus proche s'il faillait à ce devoir !

Un contact humide le fit sursauter. Il baissa la tête, contemplant, interdit, le spectacle dont il était désormais un acteur : Valse Eternelle, ayant dépassé sa timidité habituelle, avait enfoncé dans son pelage sa truffe. Une patte se pressait contre la sienne, si doucement, comme si ayant peur de lui faire mal.
Ca dura longtemps, et pas assez ; la lieutenante se retira, avec une espèce de petit sourire gêné, et Fleur de Ronces pleura intérieurement ce moment si vite crevé, après tant de journées passées à s'éviter.

- Merci pour tout. Est-ce que... tu penses que tu pourrais dormir avec moi cette nuit..?

Ce chuchotis, et cette demande, et ce moment, n'étaient réservés que pour lui. Il se jura de le chérir intensément, sans se soucier de ce que pourraient penser leurs camarades et, pour certains, leurs ennemis.

- Oh... par le clan des étoiles, ma demande doit te paraitre tellement étrange! Tu n'es pas obligé d'accepter...

- Non !

Elle essayait de reculer, de lui laisser un échappatoire... Mais il n'en voulait pas ; il ne voulait qu'elle, et le contact de sa douce fourrure contre la sienne, et la certitude que lorsqu'il se réveillerait demain, tout irait mieux, pour un temps seulement, ou pour toujours si le Clan des Etoiles le voulait.
Embarrassé par son ton soudain, Fleur de Ronces se racla la gorge, mais refusa de se sentir complètement honteux.

- Je veux dire... Non, ce serait un honneur.

Timidement, doucement, craignant que ce contact ne soit pas reçu, il frotta sa truffe contre le haut du crâne de Valse Eternelle, essayant de lui transmettre un peu de cette chaleur diffuse qu'il ressentait dans son estomac. Elle était là, avec lui, et ça n'allait pas encore très bien, mais ça viendrait ; parce que maintenant, ils étaient ensembles, et ça rien ni personne ne le leur enlèverait.

- C'est que, avoua-t-il, gêné, Tu m'as tellement manqué. Non, vraiment ; cette nuit, et toutes les autres, si tel est ton souhait.

Il se tut, n'osant rajouter quelque chose de peur que cela ne le trahisse. Il avait dit ce qu'il avait à dire ; le reste, tout cela était sa décision. Il s'en contenterait ; mais il avait l'impression qu'aujourd'hui, une étape avait été franchie, et dans la bonne direction.

Fleur de Ronces crut un instant qu'il avait vexé Valse Eternelle - encore une fois ! - avec ses paroles aussi enthousiastes. Oh, et s'il lui avait fait peur ? Il était vrai qu'il était quelque peu enjoué... Mais en même temps, elle lui avait proposé de dormir à ses côtés !
Il se souvenait, de manière très lointaine, de la sensation d'un pelage contre le sien, d'être bercé par des respirations profondes, de savoir que l'on était en sécurité auprès de ce félin qui partageait votre couche. Cela datait de la pouponnière, et de sa mère ; apprenti, il n'avait jamais osé la déranger pour faire une sieste à ses côtés, et plus tard elle était morte, et l'opportunité s'en était définitivement allée.
Et voilà que Valse Eternelle lui demandait... Cela voulait donc dire qu'elle avait envie de sa présence... ? Non, elle baissait le museau. Allait-elle se raviser ? C'était son droit, bien entendu, mais Fleur de Ronces n'était pas certain, dans ce cas-là, de savoir camoufler sa déception...

- Moi aussi, tu m'as tellement manqué... Oui, c'est ce que je souhaite, Fleur de Ronces... et toi, que désires-tu..?

Il la regarda, cligna des yeux. Sans vraiment comprendre ce qu'elle demandait. Que désirait-il ?
Eh bien, comme tout bon guerrier... Le bien de son Clan - celui qui était devenu, à la mort de sa mère, sa grande famille. Une bonne saison chaude, du gibier en abondance, une vie heureuse... Non, vraiment, il avait des souhaits totalement banals, qui correspondaient bien à un guerrier, eh bien, banal également.
Non. Il ne fallait pas jouer les idiots. Ce n'était pas ce que voulait savoir Valse Eternelle. Ce n'était pas ce qu'elle avait demandé ; de toutes les réponses impersonnelles qu'il aurait pu donner, elle les connaissait déjà. Guerrier banal, après tout ; et sûrement, en sa qualité de guerrière et de lieutenante, quelque part, elle souhaitait la même chose. Non, ce qu'elle voulait savoir, c'était... Et lui, qu'est-ce qu'il se voulait ?

Fleur de Ronces, pour un chat qui aimait se penser dans le collectif, devait avouer que des fois, il était égoïste. Il avait des réactions égoïstes, régies par ses émotions plus que par la logique. Dans le feu de l'action - et même si cette dernière n'était pas franchement palpitante - il ne réfléchissait pas aux conséquences de ses actes. Il n'était pas décérébré, fort heureusement ; seulement, ses impulsions lui faisaient plus de mal que de bien, certaines fois.
Alors que souhaitait-il, égoïstiquement ? Pour quoi se battait-il, ces derniers temps, pour quoi s'embrouillait-il avec les autres ?

- Mais... est-ce que... ça veut dire que... enfin... que tu éprouves des sentiments pour moi..?

Il ne prêta pas attention à sa voix, à son ton ; seules les paroles comptaient, et la manière dont elle se tenait.
Elle avait baissé le museau, Valse Eternelle ; mais en cet instant, il lui apparaissait qu'elle n'était pas en colère, qu'elle n'allait pas faire pattes arrières et le laisser en plan.
Il y avait autre chose. Il y avait...

Que souhaitait-il ?
Il voulait que son neveu et sa nièce se portent bien. Qu'ils soient heureux. Plus encore, qu'ils soient heureux avec lui.
Il voulait se lever le matin, et ne pas craindre la journée. L'embrasser à plein poumons. Plus encore, l'adorer, et la vouloir.

Il voulait Valse Eternelle, qu'elle voit lui d'abord à son réveil, et qu'il puisse la contempler sans craindre les murmures goguenards, et d'être découvert. Il voulait pouvoir l'approcher, et partager des moments avec elle, n'importe lesquels, et, oui, il voulait être heureux avec elle.

- Je ne veux plus rien te cacher... toi non plus ? Parce que moi... je crois que je tombe amoureuse de toi...

Il ne clignait plus des yeux. Il ne bougeait plus d'un poil. Il n'osait pas. N'importe quel geste pourrait briser ce rêve si doux et si cruel ; n'importe quelle respiration pourrait faire s'envoler cette illusion que le Clan des Etoiles lui avait partagé.
Etait-il en train de mourir ? Etait-ce pour cela que son coeur battait si vite, si fort ? Devait-on avertir Coeur d'Opale, aller le chercher ?
Non, non, surtout pas ; ce serait briser l'instant, et ne plus jamais le retrouver. S'il faisait cela, plus jamais il ne se présenterait. Valse Eternelle serait perdue pour toujours ; pire encore, elle serait perdue pour un autre, et Fleur de Ronces ne pourrait rien faire d'autre que la contempler, impuissant, maudissant sa couardise, sa lâcheté.
Elle avait fait le premier pas, elle qui était si courageuse ; plus que lui. Elle lui offrait son coeur en offrande, et il avait entre ses pattes ce terrible pouvoir, celui de la détruire pour toujours, ou de construire quelque chose avec elle, un jour.

Fleur de Ronces la contempla, encore et encore, et jamais il ne pensa qu'il en avait assez d'elle ; et il murmura, comme une confidence faite entre eux et les Etoiles :

- Je crois que je tombe amoureux de toi également.

Ce n'était même pas une croyance ; c'était une certitude. Son coeur, son estomac et son âme le clamaient tous ensemble, déterminés à lui faire cracher ces mots fatidiques.
Il le leur refusa. C'était jeune, naissant, aussi fragile qu'un chaton que l'on offrait aux éléments. La moindre bourrasque aurait tué dans l'oeuf cette chance incroyable que leur offrait le Clan des Etoiles.
Il le protégerait de tous les vents et toutes les marées, cet oeuf, si seulement pour l'espoir qu'il éclose un jour en un oiseau splendide.

- Je... C'est la première fois que cela m'arrive, je ne sais pas... Je ne sais pas trop quoi faire, avoua-t-il du bout des babines. Qu'en penses-tu, que faisons-nous ?

Il irait à son rythme ; rien n'importait plus qu'elle.
En cet instant, Fleur de Ronces en fut certain : jusqu'au bout du monde, il irait, rien que pour elle. Selon sa volonté. Rien ne pourrait les séparer. Rien.