Fleur de Ronces est né Petite Ronce. Unique chaton de sa portée, d’une reine que l’on croyait passée l’âge d’avoir des chatons, Petite Ronce ouvre les yeux alors que le jour est déjà bien entamé. Il est une boule de poils hirsute ; son père lui donne son nom en cet honneur.
C’est le seul souvenir qu’il lui laisse, par ailleurs ; Pelage de Pierre, aussi âgé que sa compagne, était déjà en route pour la tanière des anciens quand son dernier fils est né. Il n’y restera pas longtemps, emporté un après-midi qu’il dormait. Un temps endormi, un temps inerte, les yeux fermés pour toujours.
Petite Ronce grandit avec cette absence. Sa mère l’aime d’autant plus fièrement qu’elle sait, au fond de son cœur, qu’elle ne sera pas là plus longtemps que son compagnon. Alors Fleur de Vanille, car c’est son nom, profite d’autant de secondes qu’elle peut arracher à cette chose cruelle qu’est le temps. Entre deux toilettes ou jeux, elle lui conte les histoires de ce fier guerrier dont elle est tombée amoureuse, et dont leur union a donné deux petits, par la grâce du Clan des Etoiles.
Le deuxième, qui est en fait l’aîné, Petite Ronce ne le connaîtra que peu ; même guerrier, les deux matous ne s’adresseront qu’un signe de tête poli. Fleur des Sables a une cinquantaine de lunes quand il en aura la vingtaine ; et son fils, Cœur d’Opale – son neveu, se dit parfois Fleur de Ronces – est plus âgé que lui. Un neveu que la mère ne considère que très peu ; et parfois, plus tard, quand ses pensées se perdront, Fleur de Ronces se demandera. Son frère qui aime vagabonder, et si.... ?
Mais il s’égare ; et cette famille chaotique, qui est séparée par les années, Petite Ronce n’y pense pas. Il n’y a que sa mère qui compte, les longues siestes qu’elle prend durant la journée, et la fatigue qui constamment peint ses traits.
Le jour où il devient apprenti, un fier Nuage de Ronce, est le jour où sa mère annonce qu’elle se retire pour la tanière des anciens. Elle est fatiguée, justifie Fleur de Vanille, et elle sera plus un fardeau qu’autre chose si d’aventure on venait à l’envoyer en patrouille. Personne n’y trouve à redire ; et voilà Fleur de Vanille partie.
Nuage de Ronce n’a pas un apprentissage douloureux. Il apprend à un rythme somme tout normal. La chasse, le combat ; tout cela, il écoute, il réfléchit, il répète, jusqu’à ce que les mouvements lui viennent aussi naturellement que de respirer. Il veut être parfait ; parfait pour son Clan, parfait pour son père, qu’il n’a pas connu mais qu’il sait qu’il l’observe, de là dans le Clan des Etoiles.
Parfait pour sa mère, qui part un soir se coucher, et qui comme Pelage de Pierre n’ouvrira plus jamais les yeux.
Ceux de Nuage de Ronce lui brûlent de larmes qu’il n’autorise pas à couler ; puisqu’à côté de lui, stoïque, Fleur des Sables veille sur le corps sans vie de leur mère, et ne trahit rien si ce n’est une brève irritation que de ne pouvoir dormir.
Il suppose qu’il y a pire, comme moyen de partir. Au moins ses parents sont-ils réunis. Mais il ressent comme un terrible vide la perte du seul parent qu’il lui restait vraiment, la seule à qui il pouvait se confier, et qui lui nettoyait le pelage après une dure journée de labeur.
D’autant plus que son pelage blanchit, de jour en jour. Il était noir de jais quand il était né ; la neige maintenant constellait pour toujours ses poils, entraînant à sa suite murmures, et dans son esprit peur. C’est peut-être contagieux. Qui sait ? Jamais personne n’a vu un chat perdre sa couleur.
Mais tout cela, Nuage de Ronce l’endure avec un sourire. Le Clan des Etoiles a son destin entre ses mains. Tout ce que l’on vit, on le vit pour une raison, lui avait dit sa mère.
Il s’y raccroche comme un chat cherchant à se hisser par-delà le vide. Sans ça, il tombera.
Il devient Fleur de Ronces à ses douze lunes ; et quelques jours plus tard, naît sa nièce. Petite Rosée. Avec celle-ci, il est le plus âgé ; et pourtant, il se sent étrangement hors de son élément, lorsqu’on le félicite pour ce nouveau membre dans sa famille. Assurément, répond-il, un nouveau futur guerrier pour le Clan !
La perte de Bouton d’Or, la mère de la petite, les attriste tous. Son frère, Fleur des Sables, peut-être également. A dire vrai, Fleur de Ronces ne saura jamais vraiment ce qui se trame dans la tête de ce frère plus âgé. Et il ne souhaite pas le savoir.
Alors il se détourne de cette Petite Rosée. Comment justifier sa présence à ses côtés ? Ils sont quasiment étrangers l’un pour l’autre. Elle grandira avec l’amour d’un père ; l’amour que Fleur de Ronces n’a jamais reçu.
Ou bien… ? Car les lunes passent, et avec Petite Rosée devient Nuage de Rosée, et ce n’est certainement pas Fleur des Sables qui scande son nom avec fierté, mais bien Cœur d’Opale. Son neveu plus âgé. Le guérisseur. Celui que Fleur de Ronces doit voir chaque semaine, l’inquiétude dans le creux de son estomac quand il pointe une nouvelle tache blanche.
Une famille lui échappe, Fleur de Ronces le sent. Elle lui file entre les pattes comme du sable. Inexorablement.
Son Clan, pense-t-il. Son Clan, sa grande famille. Et lorsqu’il se lève, le sourire aux lèvres, Fleur de Ronces y croit dur comme fer, et ignore ce creux dans l’estomac, et les murmures, et la peur.