- Attends de voir si je t’attrape !

Cria Tâche de Rouille en direction du Chêne Gelé. L’eau était complètement recouverte de glace, et il n’y avait que ces deux fous pour se balader en pleine nuit sous le froid de la mauvaise saison... Cependant ils étaient amoureux et ils avaient trouvé l’occasion rêvée de profiter un peu de leur intimité. En plus ils avaient une heureuse nouvelle qu’ils voulaient fêter, ils attendaient une grande portée de chatons ! Pour provoquer le grand mâle, Plume de l’Aigle s’empara d’un de ses gibiers avant de s’enfuir jusqu’à l’immense arbre qui peuplait ces lieux.

- Je t’ai eu ! Fit-il, en sautant sur la féline avec douceur. Nous y voilà, tu te souviens ? C’est là où nous avions déclaré notre flamme pour la première fois. Et malgré la température, cette chaleur dans mon cœur me suffit à me sentir mieux. C’est grâce à toi.

La guerrière eut un petit rire amusé. Elle colla sa tête contre le flanc de Tâche de Rouille, et lui répondit en lui faisant face, lâchant le lièvre qui était encore dans sa gueule :

- Toujours aussi charmeur à ce que je vois ! Puis elle roula les yeux en lâchant un petit soupir de contentement. Comment pourrais-je oublier ? Tu sais, ce n’est pas pour rien qu’on a la réputation du plus beau couple du clan ! S’il te plaît, j’ai quelque chose pour toi, je ne vais pas être bien longue, attends-moi les yeux fermés.

Alors qu’elle s'éclipsait quelques minutes afin de ramener un objet rouillé enseveli sous la neige, quelque chose se préparait du côté du grand mâle. Cependant, il était déjà trop tard pour espérer revenir en arrière et changer le cours des choses. Une voix venait de retentir dans l’obscurité :

- Plus grande je suis, moins on m'aperçoit. Qui suis-je ?
Sur ses gardes, Tâche de Rouille observa autour de lui, sans remarquer la moindre trace d’un individu. D’où venait la voix ? Elle faisait écho entre les arbres présents, cela semblait venir de partout et nulle part à la fois.

- Qu.. Quoi ? Qui êtes-vous ? Montrez-vous !

Il ne s’agissait très certainement pas d’un membre du clan, sinon il aurait reconnu ce timbre si particulier. Avec une assurance et un certain énervement, il s’exclama :

- Venir ici, vous devriez avoir honte ! Vous ne respectez aucune règle et vous me défiez ? Si je vous y prends...

Mais il fut interrompu par un miaulement sec et impatient.

- Tic. Tac. L’heure tourne.

Puis, après un instant :

- Le délai est dépassé. Je te laisse une seconde chance... Je suis née de l’eau, mais quand j’y rentre, je meurs. Alors, qui suis-je ? Puis après un très court délai il donna la réponse… La glace sous tes pattes !

Aussi magique soit-il, quand il prononça ces mots, la glace sous le grand mâle se fissura avant de se rompre complètement, le capturant à l’intérieur de ses mâchoires gelées. Il fut englouti dans l'abîme, laissant sa belle et tendre seule pour le restant de ses jours dans le monde des vivants, sans comprendre ce qu’il venait de se passer. La température était si froide que le guerrier rendit l’âme sur le coup, sans avoir eu le temps de sentir l’air manquer dans ses poumons.

La femelle, quant-à elle, venait de revenir à ce moment fatidique, ayant capté avec émotions la fin tragique de son être aimé. Elle vit au loin une ombre disparaître d’entre les arbres, tel un ninja, puis plus rien, le silence venait de reprendre son règne. Haletante, elle s’avança puis se retrouva impuissante face à la dépouille de Tâche de Rouille qui flottait sur l’eau. Elle parvint malgré tout à le sortir de la brèche pour le ramener sur la terre ferme, puis passa le restant de la nuit à le traîner jusqu’au campement pour qu’il puisse avoir une veillée digne de ce nom.

De là, plus rien. La féline qu’elle était autrefois laissa place à un cœur mort sans but, elle était déprimée jusqu’au bout de ses pattes. Plume de l’Aigle allait très souvent rendre visite à Doux Nuage pour surveiller sa grossesse, et se rattacher à la seule chose qu’elle pouvait encore espérer protéger : ses chatons. Du moins, son chaton, car il s’avérait que ses estimations d’avoir une longue lignée familiale avaient disparues en même temps que l’annonce de mon unique naissance... Cette idée-là avait eu le don de la démoraliser encore plus. C’est de là que naquit sa progéniture, petite furie de la pouponnière :

Et cette furie, c’est moi ! Patte de Raton Laveur, pour vous servir. Ce que je peux vous dire c’est que je suis née lors de la saison des feuilles mortes. Vous allez dire, ça tombe plutôt bien pour un raton laveur, n’est-ce pas ? Il faisait très froid autour de moi, et mes yeux s’étaient ouverts après plusieurs jours... Ce que j’ai remarqué en premier lieu, ce sont les petits flocons d’eau gelée qui tombaient sur mon museau et me faisaient éternuer.. Il fallait que je m’y fasse, car sur ces terres, j'allais en voir toute ma vie de la neige ! Un immense plateau blanc à perte de vue… dénué d’autres couleurs. Quelle tristesse.

Plus le temps passait et plus l’état de ma maman se dégradait avec lui. Dans la pouponnière, les autres reines demandaient aux chatons de ne pas nous côtoyer, de peur qu’on apporte le malheur à leur famille. De nombreuses rumeurs sur mon père et un tueur sanguinaire circulaient. Quant-à ma maman, elle était tombée dans une grande dépression et avait à peine la force de de sortir d’ici. Même manger un repas était une épreuve pour elle. La voir ainsi me rendait très triste. Pour combler le tout, elle n’a jamais voulu me parler de mon papa… Quand je lui disais :

- C’est vrai, on a tué papa ? Une reine m’a dit qu’il s’appelait Tâche de Rouille, c’est vrai maman ?

Pour seule réponse, je me retrouvais face à un regard noir qui me retirait toute envie de continuer sur ma lancée. Je soupirais puis retournais à ma place, sous le regard moqueur des autres chatons. Ils ne voulaient pas de moi ? Pas grave ! De là, j’ai commencé à avoir une imagination grandissante, et à parler à mes autres amis. Très vite, j’ai compris que j’étais le seul à les voir, et j’ai été encore plus la risée des autres.

- Vous êtes juste aveugle ! Filou il existe d’abord ! C’est juste que vous pouvez pas le voir car il prend la couleur des choses où il est. Il est transparent quand il veut si vous voulez, mais à moi il a accepté de se montrer ! Lui, c’est un vrai ami ! M’écriais-je d’un regard assassin.

- Si ça se trouve, c’est lui qui a tué son père, regarde comme il fait peur !

Alors que j’allais bondir sur eux avec mes petites pattes de chaton en avant, je fus capturé au vol par les crocs de ma maman qui était furieuse.

- Je ne me battrais plus, c’est promis maman… Déclarais-je, les oreilles basses. Bien entendu, elle a remonté les bretelles des autres félins avec encore plus d'ardeur, malgré la désapprobation des autres reines.

- Tu devrais mieux élever ton fils. Déclara l’une d’un ton cinglant. C’est une vrai teigne, il n’a aucune manière et il est de mauvaise influence pour mes chéris ! Il raconte n’importe quoi, tu sais qu’il voit des choses que les autres ne voient pas ?…

Mais la féline à bout de nerf l’interrompit d’un geste de la queue au niveau de son museau :

- Il a juste une imagination débordante. Une I-M-A-G-I-N-A-T-I-O-N ! C’est même rassurant qu’il en ait pour un chaton ! Il n’est pas robotisé comme les tiens !

La femelle en face maugréa sans demander son reste, et pria à ses petits de s’éloigner de nous et de ne plus jamais nous parler. L’un d’eux essaya de riposter, mais il fut dissuadé très vite par la haine qui se lisait sur le visage de sa mère.

- Bon débarras ! Pesta la mienne, avant de s’affaler sur le sol, disant qu’elle ne s’était jamais sentie aussi fatiguée de sa vie. Elle tomba alors dans un profond sommeil.

J’essayais de la réveiller mais en vain. Ayant peur pour sa santé, j’ai alors décidé de mon propre chef de sortir pour la première fois de la pouponnière, et de demander de l’aide à un chat ! Je savais qu’elle était très proche d’un… Comment on appelait ça déjà… Un guérisseur ? Alors j’avais mis la truffe dehors en quête de le trouver !

Seulement, très vite, je fus perturbé par diverses distractions… Comprenez, il y avait un papillon par-ci, une odeur de sapin par là… Ce qui m’a poussé à m’écarter de mon chemin initial, sans même que l’on remarque ma présence. Chacun de ces félins étaient si occupés à faire des tâches variées et diverses, qu’ils ne m’avaient même pas vu m’aventurer en dehors du campement. Si j’avais su que c’était pas la bonne direction, je n’y serais pas allée ! Mais personne ne m’a dit. C’est alors que je me suis retrouvé dans un coin entouré d’arbres. Je commençais à avoir peur, il faisait encore et toujours froid et mes pattes n’étaient pas habituées à s’enfoncer dans la neige. Je hurlais de ma petite  voix plaintive :

- Maman … Maman… où es tu ? Maman, es-tu là … ? Quelqu’un ? S’il vous plaît… Répondez-moi … Je suis perdu…

Je commençais à avoir les larmes aux yeux, et quand j’allais perdre tout espoir, une voix se fit entendre. Mon sauveur !

- Oui mon garçon, mon pauvre garçon... Tu es perdu ?

Il semblait y avoir un ton malicieux derrière ces mots, mais à ce moment-là, je ne percevais que l'inquiétude.

- Mes… Mes parents ? Je n’ai plus que ma maman… mais elle n’est pas ici, je suis tout seul...

Le chat invisible émit un grand ronronnement de satisfaction. On aurait dit le bruit d'un tracteur qui risquait à tout moment de tomber en panne.

- J’ai besoin de te poser une autre petite question, mon grand… On me cherche la nuit, quand on me trouve, on ne s'en rend compte que quand je suis parti. Qui suis-je ?

- Papa ? Tu dis que tu es le papa que je cherche et qui est parti ?

Le ronronnement laissa place à un râlement rauque :

- Mais non imbécile, le sommeil ! La colère dans la voix du chat me fit sursauter, mais il se remit à parler plus doucement alors : Au milieu de ce froid, tu risques de t'endormir. Laisse-moi t’approcher et je te montrerai le chemin.

- Oui... s’il te plaît… Je … Je t’en serais très reconnaissant ! Me suis-je mis à bredouiller avec une étincelle d’espoirs dans les yeux.

- Avec plaisir ! S’exclama-t-il, un sourire se dessinant sur ses lèvres, dévoilant ses crocs imposants.

Il sauta alors dans ma direction, les griffes pointées vers moi. Je le regardais sans broncher. S’il pouvait m’aider… Il ne pouvait pas être bien méchant, si ? Pourtant, une ombre noire est venue s’interposer entre nous deux à ce même moment.

- Je te l’interdis, ça suffit ! Tu ne toucheras pas non plus à mon fils ! Gronda ma maman d’un air affolé et déterminé à la fois. Seulement, le chat l’avait percuté de plein fouet, toutes griffes dehors, lacérant son flanc. Elle tenait debout malgré la blessure, mais s’effondra d’un coup devant moi.

- Maman… maman ? Criais-je d’un air désespéré.

- Oh... Je pense que j'ai dû lui faire mal. Fit le grand matou d’un air qui semblait compatissant. Je l’observais de mes petits yeux innocents… Voulait-il l’aider ? Ne l’avait-il pas fait exprès ? Pauvre maman… S’il y avait la moindre chance de la sauver, alors il fallait y croire.

- Pou… Pouvez-vous l’aider ?

- Non, il ne peut pas. Cingla une voix de l’autre côté d’un buisson. Deux yeux se révélèrent, puis son corps tout  entier sortit de la pénombre. Il s’agissait d’un mâle très imposant pour ma petite taille. Son nom est Serre de Hibou, mais ça, je ne l’ai su que plus tard…  

- Comment ça ? Murmurais-je d’une petite voix inquiète.

- Bien sûr que je peux t’aider, ne l’écoute pas, il ne veut pas que ta mère survive, il ne l’a jamais aimé.

Mes yeux passèrent tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre. Je ne savais pas vers qui je devais m’approcher, alors au lieu de faire un choix, je suis resté immobile un bon moment.

- C’est vrai ce qu’il dit ? Soufflais-je, méfiant en direction de Serre de Hibou.

- Ne l’écoute pas, tu dois me faire confiance ! Fit-il.

- Bien sûr que je peux l'aider, miaula le chat roux, outré. Il semble qu'il ne veut pas que ta mère survive !

Je pesta contre Serre de Hibou avec de me diriger vers le rouquin. Cependant, à ce même instant, un troisième matou se mêla de l’affaire. Il venait de se dévoiler du buisson à son tour :

- C’était donc là que tu étais ! S’exclama vivement Doux Nuage, avant de remarquer le corps gisant sur le sol. Affolé, il se tourna vers nous.

- Encore toi ?! Gronda-t-il, en direction du coupable...

- Oh, deux contre un, ce n'est pas juste. Tocade doit s'en aller mon petit, en espérant que ta mère se réveille. Puis il s’évapora aussi vite qu’il était apparu.

Je pris une teinte aussi pâle que la neige, mes pensées devenaient floues et quelques peu folles. Je commençais à parler sans cohérence. Pendant ce temps-là, Doux Nuage partait à la poursuite du chat en fuite. Serre de Hibou semblait m’observer avec une pointe de pitié. Moi, j’étais concentré.

- Vite… Je te lance un sort de guérison… Tada. Plus de blessures ! Mais… Mais pourquoi ça ne marche pas ? Quand tu allais mal, tu allais toujours mieux après ce sort ! Je ne comprends pas… Maman, réveille-toi. Je vais faire autre chose maman. Tu vas te réveiller, tu vas voir !

Et je la quitta pour chercher ce que je trouvais ; brindilles, feuilles, cailloux… Je lançais un sortilège :

- Catitatu Catatum !

Mais rien ne se passa. A cet instant, je vis surgir le guérisseur qui était complètement essoufflé. Il semblait aussi triste que moi, et souffla à mon oreille :

- Il n’y a plus rien à faire…

Comment ça ? Avais-je envie de dire, mais au fond de moi, je ne pouvais pas. Il m'était impossible d'accepter la réponse.

- Mais si regarde, elle va très bien ! Elle…

Il me coupa d’une faible voix qui laissait place au chagrin :

- Ce type de sort ne marche pas sur les blessures comme celle-ci, mon petit. Elle n’est plus de ce monde.

Je sentais une queue s’enrouler autour de moi comme pour me réconforter. Après cet épisode, je perdis connaissance à cause du désespoir, sur son pelage encore chaud. Quand je me suis réveillé, elle avait disparu, j'étais seul. Du moins, pas tout à fait. Maintenant, il y avait deux chats près de moi : Serre de Hibou et Doux Nuage. Qu’allait donc devenir ma vie à présent ?