Cœur d’Opale était assis, roulé en boule au creux d’un arbre. Son menton reposait sur ses pattes et il observait la plaine d’un air méditatif. Le vent rasait les herbes jaunies en les faisant doucement onduler, comme les remous d’une rivière. Son cœur battait la chamade et il montrait les crocs. Ce souvenir le faisait toujours autant souffrir, il n’arrivait décidément pas à s’en débarrasser. Cette chose, ce cauchemar qui lui revenait sans cesse. Pourtant il essayait, vraiment. Opale n’avait jamais été quelqu’un de négatif, mais les récents événements avaient bouleversé sa vie paisible à jamais.
Il avait grandi au cœur du clan des flammes comme n’importe quel autre chaton. Il était fils unique et malgré la certaine distance de sa mère à son égard, il vivait tranquillement. Des frères ou des sœurs ne lui manquaient pas, il ne savait même pas ce que ça signifiait, ainsi les autres jeunes étaient un peu sa famille.
Il était assez insolent et personne ne le contredisait jamais. Après tout, il était le seul véritable chaton de la famille. Une certaine arrogance naquit en lui, il devait souvent paraître gâté et dédaigneux pour son âge. Son père, Pelage d’Orage, ne lui lançait jamais un seul regard ou encouragement.
Il l’observait toujours de loin, d’un œil méprisant et mauvais. Petit Opale n’avait jamais su dire pourquoi. Des centaines questions trottaient sans cesse dans sa petite tête têtue. Il essayait de s’approcher sans relâche mais il n’avait le droit qu’a des regards froids et des faux sourires en face des autres membres du clan.
Dès qu’il eut grandi un peu, le chaton se dit qu’il n’y avait rien de plus normal, que son père était un guerrier et qu’il devait le respecter en tant que tel. Pas comme un parent. Ainsi Pelage d’Orage et petit opale ne grandirent pas comme père et fils.
Loin de là.
***
Nuage d’Opale devenu apprenti du haut de ses 6 lunes avait évolué sans le soutient du père et avec l’affection limitée d’une mère. Fleur des sables était une chatte réservée, faisant toujours des petits sourires discrets, des signes de têtes… Mais il n’y avait jamais d’embrassades ou d’accolades avec son fils.
Parfois, en se disputant avec elle, il n’hésitait pas à lui lancer des piques sur le fait qu’elle était plus affectueuse avec ses amies qu’avec lui. Mais leurs disputes ne duraient jamais très longtemps. Il fallait dire qu’ils ne parlaient pas beaucoup.
Parfois, Cœur d’Opale sentait son regard sur son échine, quelque chose qui lui hérissait le poil. Elle avait alors souvent le même air que son père, Pelage d’Orage. Indescriptible.
Opale grandissait de lune en lune, se réfugiant auprès de son maître et de ses amis pour oublier les soucis familiaux. Pourtant, avec ça, chaque jour gonflait en lui un lot de questions et d’inquiétudes.
Pourquoi son père et sa mère ne se parlaient-ils jamais ? Pourquoi étaient-ils si froids à son égard ? Il avait l’impression d’être plus aimé par son mentor que par ses propres paternels. Il n’y avait rien de plus terrible pour un chaton que de grandir dans le doute d’être aimé. Ou d’avoir été un jour désiré.
***
Le jour de sa cérémonie pour son passage à l’âge adulte et au rang de guerrier, le jeune chat avait l’esprit bien loin de ces problèmes. Il était félicité par tout les jeunes guerriers, ses amis, ses mentors, le lieutenant, le chef… Enivré par le doux parfum de la réussite.
Il était le dernier apprenti, il n’y avait pas encore d’autres chatons dans le clan, alors il restait le plus jeune. Après tout, la saison hivernale était rude pour les reines. Glorifié et amusé par toute cette émulation, il partit à la recherche de Fleur des sables qui devait se trouver dans le camp.
Il ne la trouva pas ni dans sa tanière ni dans les environs. Intrigué, mais loin d’être inquiet, il se rendit compte que Pelage d’Orage n’était pas là non plus. Devenu Cœur d’Opale, le jeune chat quitta un instant son mentor et les autres pour partir à la recherche de sa mère.
Son cœur battait vite, il le sentait tambouriner dans sa poitrine. Il y avait quelque chose d’étrange mais aussi de vexant. Même s’ils n’avaient jamais été particulièrement proches, lui et ses parents, ils auraient pu au moins venir le féliciter ou assister à la cérémonie. Il n’en prit pas plus compte, seulement irrité. Il mit alors en œuvre les pratiques de pistage apprises au cours de ces dernières lunes pour retrouver sa mère. Son odeur ne fut pas difficile à identifier, le parfum familier de sa mère.
Il s’éloigna du camp, s’enfonçant dans les broussailles. Il était tard, il faisait froid et sombre, la neige formait des paquets humides ça et là, taches blanches dans l’obscurité. De la buée sortait de la gueule du jeune chat essoufflé, surtout de plus en plus angoissé. Il haletait, sentant non plus une odeur, mais deux. Son père et sa mère. Des croyances sur lesquelles il s’était appuyé jusque-là. Il arriva au bord de la rivière, tapi dans les fourrés comme une ombre. Les deux guerriers étaient là, face à face.
« Es-tu satisfait à présent ? »Cœur d’Opale déglutit en entendant la voix forte de sa maternelle, il sentait la colère qui grondait en elle. Pelage d’Orage partit d’un rire gras et cynique, se levant en tournant autour d’elle.
« Ho voyons chérie, de quoi parles-tu ? »La femelle pesta en gonflant le pelage, arrondissant le dos.
« Tu sais très bien de quoi je parle. Tu sais de quoi je parle depuis le jour ou tu m’as refilé ce sale gosse. »Cœur d’Opale sentit son sang se figer dans ses veines, il baissa les yeux sur ses pattes, silencieux, attendant la suite.
Ils parlent de moi ? Cette interrogation lui vient comme une évidence, mais il n’osa pas se manifester. Fleur des sables reprit en se raclant la gorge, d’un air dédaigneux.
« Il a grandi maintenant ton gamin, mais tu n’as même pas daigné ne serait-ce lui apprendre à miauler. Et ce n’est même pas le mien de mioche. 12 Lunes de ma vie parties en poussière Orage ! Je demande réparation ! »Le jeune félin avait la tête qui tournait. Il avait l’impression que la terre se dérobait sous ses pattes, détruisant l’illusion du monde qu’il connaissait jusqu’à aujourd’hui. Il ne bougea pas, fixant le sol avec les yeux grands ouverts. Il avait la sensation d’avoir été trahi. C’était étrange, cette haine qui grandissait en lui. Il hoqueta, attendant la réponse du mâle. Pelage d’Orage prenait son temps, ricanant.
« Ho fleur, douce fleur. Il était une erreur de ma part, et toi… Je savais des choses que le clan ne voudrait savoir pour rien au monde. Je t’ai sous ma coupe, tu ne peux pas m’échapper, alors tu vas continuer à prétendre que tu es sa mère. Jusqu’au bout.»Il s’était approché avec lenteur de la femelle, lui susurrant à l’oreille comme un serpent. Elle gémie, une plainte d’angoisse, de désespoir. Elle recula en continuant à geindre
« Je ne peux plus prétendre l’aimer Orage ! Tu dois le dire au clan, qu’il est le fils de cette foutue solitaire, il sera exilé et je serais… » Elle fut coupée par l’immense guerrier la plaquant au sol, contre la caillasse et la paille sèche.
« holala. Mais as-tu pensé à moi ? je ne quitterais ce clan pour rien au monde… J’ai une idée. Et si toi, tu partais ? » La dernière parole sonna comme un glas, froid et dédaigneux. Fleur des sables le repoussa des deux pattes et s’enfuie, l’air paniqué et effaré.
***
Ce soir-là, Cœur d’Opale ne se manifesta pas. Il avait trop peur. Et quelque part il n’avait pas voulu aider sa prétendue mère. Ce fut la dernière fois qu’il vit Fleur des sables. Jamais elle ne remit les pattes dans le clan des flammes. Exilée par la peur, par le chantage, par un être ignoble appelé
« père ». Il en vient même à se demander si il ne l’avait pas… Non. Il ne voulait pas y penser.
Le jeune guerrier ne vit pas pour la vengeance, loin de là. Seulement, toutes ces certitudes se sont effondrées ce soir-là, avec ça son arrogance et sa confiance. Il est devenu un être méfiant, silencieux et de plus en plus solitaire. Et avec ça s’évada toute ses ambitions de devenir un véritable guerrier. Il se tourna vers la guérisseuse pour lui demander conseil, une vieille chouette grisonnante prénommée bouton d’or. Celle-ci finit par lui avouer qu’elle désespérait d’avoir un apprenti et qu’elle aurait besoin de son aide.
Peut-être était-ce pour compenser l’attention qu’il n’avait pas reçu mais Opale vient la voir de plus en plus souvent, même pendant les heures de chasse ou de garde. Son petit manège finit par agacer Etoile d'un songe qui lui demanda des explications, mais la réponse fut bien vite évidente. Coeur d’opale voulait devenir guérisseur, il s’en sentait capable. Un sentiment étrange de calme et de sérénité flottait en lui lorsqu’il se trouvait dans cette étroite tanière pleine de plantes en compagnie de sa vieille mentor. Malgré sa formation tardive, il s’en sortait remarquablement bien.
Mais quelques lunes plus tard, Bouton d’or lui apprit qu’il allait devenir aveugle. Qu’il ne pouvait rien y faire, au final son choix était le bon, il pouvait apprendre à soigner sans la vue mais pas se battre. Et surtout, il n’est plus obligé de côtoyer son père qui dort toujours dans la même tanière, mange toujours dans le même tas de gibier, chasse parfois à ses côtés. Ça non plus, il ne peut rien y faire. Il apprend à faire avec. Pourtant, au fond de lui, malgré sa placidité, il cherche ses origines et peut être, un jour, à exiler son père. Des rêves idiots, n’est-ce pas ?
Sa formation se termina sans encombre et il s’appliqua aux cérémonies. Sa mentor rejoignit la tanière des anciens avant de mourir un soir d’hiver, entouré de ses pairs et sous l’œil attristé de son apprenti. Il lui avait beaucoup apprit et c’est avec elle qu’il se sentait le mieux, le plus en sécurité, le plus… Chez lui. La caverne du guérisseur était bien vide sans sa présence, accalmie bien vite coupée par l’arrivée de son nouvel apprenti, Nuage éclatant. Le futur ne s’annonçait pas sombre, ni brillant, mais il s’était juré du jour ou il avait constaté de ses yeux le terrible égoïsme de sa propre famille qu’il ferait tout pour rendre ce clan meilleur.